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Comment expliquer le plafond de verre pour les élites noires en France? PDF Print E-mail
Written by Aymeric Thon Adjalin /Une courtoisie du Gotha noir de France   
Saturday, 30 July 2016 09:29

La question de l’invisibilité des minorités noires en France a donné lieu depuis le début des années 2000 à de nombreuses publications.  Ces ouvrages et articles s’inscrivent souvent dans le cadre des études sur les difficultés d’intégration des immigrés, ainsi que des problèmes de discrimination affectant la minorité noire en France.  Si le sujet de la discrimination ordinaire (accès au logement, accès au travail, etc.) tient le devant de la scène dans ces publications, il en est un, non moins tangent, qui est peu étudié car noyé dans l’ensemble des discriminations.  Il s’agit du plafond de verre1  pour les élites noires.  On parle de plafond de verre lorsque la progression de certaines catégories de population (femmes, minorités visibles, personnes handicapées, …) s’arrête à un certain niveau, au-dessus duquel se situent les postes à responsabilités pourvus en général par des hommes blancs valide, âgés de 25 à 40 ans.  Il s’agit d’une frontière invisible aux abords des niveaux hiérarchiques plus élevés qui apparaît dès le niveau de cadre, pour des personnes qui ont déjà accès au marché du travail.

Le plafond de verre pour les Noirs, en France, n’est pas une illusion, ni une invention.  Il existe bel et bien comme celui qui empêche les autres minorités, les femmes, et les handicapés par exemple, d’accéder à certains postes.  Et, pour faire partie de cette minorité (parmi la minorité noire) de personnes dites « instruites » ou des « intellectuels », j’ai souvent entendu mes oncles tantes, cousins et amis se plaindre de discrimination.  Plus spécifiquement, les cadres en activité, se disent frustrés de ne pouvoir accéder à des postes à responsabilités qu’ils estiment mériter par leur niveau d’études, leur expérience professionnelle et leur performance au travail.

Six ans après la première élection de Barack Obama comme président des É-U et 2 ans après sa réélection, pouvons-nous dire en France aussi « Yes We Can » ?, « Yes We Can » un Premier Ministre « noir « , « Yes We Can » un patron d’EDF/GDF ou de quelque entreprise du CAC 40 « noir », « Yes We Can » un gouverneur de la Banque de France « noir », « Yes We Can » un ambassadeur de France dans un des pays du G20 « noir », « Yes We Can » un président d’université ou des HEC, de Sciences Po, de l’ENA, « noir » ?

Assurément, et le modèle républicain le permet.  Mais pour arriver à passer cette barrière, il convient en premier lieu d’analyser et de comprendre dans le détail et dans sa complexité ce phénomène du plafond de verre.

Trois raisons pourraient expliquer la rareté des Noirs à certains postes en France.  Tout d’abord une raison naturelle et statistique liée à la compétition pour accéder aux postes à responsabilités.  Ensuite, des motifs de discrimination et de préjugés, et enfin une autocensure des Noirs eux-mêmes.

Phénomène statistique et inégalités sociales :  reproduction de soi et entre soi

Il y a entre 4 et 5%2 de Noirs en France.  Dans un contexte de parfaite égalité sociale et de non-discrimination on devrait retrouver le même ratio, c’est-à-dire environ 4% de Noirs dans les comités exécutifs (comex) des entreprises du CAC 40, parmi les préfets, les ambassadeurs, etc.  Ainsi, dans les 10 premières entreprises du CAC 40 sur 150 directeurs on s’attendrait à voir au moins 6 Noirs.  Un rapide examen des comex de ces 10 premières entreprises montre qu’il n’y a pas de Noir.  De fait, les travaux de sociologie montrent que la distribution des biens matériels (argent, soins, logements) et immatériels (pouvoir, statut, reconnaissance, justice) se présente sous une forme contre-intuitive et inégalitaire, obéissant à certaines lois comme celle de Pareto3.  Jean-François Amadieu4, détermine ainsi qu’en France l’inégalité des chances demeure une réalité et que le milieu social, le sexe ou l’origine ethnique pèsent lourd sur le destin de chacun.  Ainsi, les postes de pouvoir sont détenus majoritairement par des hommes blancs d’environ 45 ans, issus de grandes écoles d’ingénieur ou de commerce.  Sur ce sujet, les sociologues M.  Bauer et B.  Bertin-Mourot5 ont réalisé de nombreuses études.  Elles portent principalement sur les patrons français et les conditions d’accès au pouvoir.  Ils ont découvert, ce qui est maintenant relativement connu, que sortir de l’ENA, de polytechnique ou des HEC revêt une importance capitale dans l’accession aux postes-clés.  Et au fil des années, des générations d’énarques, de centraliens, de polytechniciens, de diplômés des HEC auraient tissé leurs réseaux, noyauté les postes de direction et constitué des fiefs.  Notamment dans les directions de cabinets des ministères, dans la haute fonction publique et dans les comex d’entreprises.  Par ailleurs, dans ces filières d’excellence il y a de plus en plus d’étudiants dont les parents et grands-parents ont suivi le même cursus.  Dans ce contexte où se conjuguent support familial et solidarité en réseaux, ces étudiants ont plus de chances d’accéder aux places limitées au sein de l’élite.  C’est ainsi que se déploient et perdurent les phénomènes de l’entre soi et de reproduction de soi dans l’élite.  L’accès à ces filières d’excellence, souvent sur concours et épreuves orales, nécessitant une longue préparation et des moyens financiers importants a longtemps été fermé aux populations socialement déclassées, parmi lesquelles une majorité de la population noire.  En définitive, parmi les 4% de Noire en France, maîtrise, seule une minorité est en position par les moyens financiers des parents, leurs réseaux et leur compréhension des mécanismes d’accès aux filières d’excellence, d’intégrer ces grandes écoles et corps d’État.  C’est ainsi que mécaniquement et statistiquement on retrouve peu de Noirs en position d’accéder aux postes à responsabilités.

De la sélection à la discrimination :  le mérite ne suffit pas pour accéder aux postes à responsabilités:

On serait tenté de croire au vu de ce que nous venons d’exposer que le système étant sélectif, inégalitaire pour tous – Blancs et Noirs – qu’il n’y a pas de discrimination vis-à-vis des Noirs pour intégrer les filières de fabrication de l’élite ou d’accéder aux postes à responsabilité.  Mais de nombreux exemples (Tidjane Thiam6) et des études sérieuses (Amadieu7, Amelal8, …) montrent que la sélection est loin de se faire uniquement sur des critères objectifs de mérite, et que des éléments subjectifs entrent aussi en compte.  Ainsi sciemment ou inconsciemment certains préjugés, parmi lesquels les préjugés ethnico raciaux, entrent en jeu dans le choix des cadres pour des postes à responsabilités.

À ce stade, il convient de dépasser les constats pour s’interroger sur les mécanismes en œuvre dans cette sélection non favorable aux minorités noires.  Cette discrimination semble se nourrir en partie d’un complexe de supériorité, et peut-être de « racisme », des travailleurs de la population majoritaire.  Citons pour exemple ce Français d’origine burkinabé, nommé manager chez un opérateur mobile français, et qui a été révoqué de son poste suite à de nombreuses plaintes de ses collaborateurs auprès de la hiérarchie qui « n’acceptaient pas et ne voulaient pas se faire diriger par un Noir ».  Ou encore le cas de ce responsable commercial antillais à qui son manager a dit:  "j’accepte de vous donner ce poste à l’essai, mais ne venez pas vous plaindre que vous avez du mal à réaliser vos objectifs.  Parce qu’en tant que Noir ce ne sera pas facile pour vous et vous devrez énormément travailler et faire vos preuves ".  

Ces deux exemples ne sont des cas isolés, et des propos similaires me sont revenus plusieurs fois lors de mon enquête.  En clair, les managers noirs semblent partir avec un handicap, celui de devoir faire plus que leurs collègues « blancs » la démonstration de leur mérite et de devoir justifier d’avoir un poste de direction.  Ce qui peut les mettre sous pression et en situation d’échec programmé qui justifierait par la suite le fait de ne plus sélectionner de Noirs pour des postes de direction.  En fin de compte la rareté des Noirs dans le top management des sociétés s’expliquerait par le fait que les responsables de ressources humaines et les tops managers ne veulent pas gérer des conflits dans leurs sociétés ou leurs équipes de direction liés au recrutement de directeurs noirs.  Cette situation induit un cercle vicieux des préjugés et des discriminations qui d’emblée écarte les Noirs des postes à responsabilités, et entraîne une autocensure d’une partie de cette élite.

L’autocensure

Face aux difficultés d’accéder aux postes à responsabilités, aux discours souvent répétés de leur entourage comme quoi cela serait difficile voire impossible, et enfin à la non visibilité d’un nombre suffisant d’exemples positifs prouvant le contraire, beaucoup de Noirs ont tendance à baisser les bras et se résigner, revoir à la baisse leurs ambitions.  Ils hésitent à se mettre en avant, acceptant de facto d’occuper des postes intermédiaires, dans lesquels ils sont performants.  Il s’agit d’un mécanisme psychologique en réponse à un échec supposément programmé, qui peut avoir ses racines dans l’histoire (esclavage et colonialisme) et se nourrir des programmes des médias qui auraient souvent tendance à ne montrer que les mauvais côtés des Noirs.  Comme le remarque Simone Weil dans le préambule de modification de la constitution parlant des jeunes issus des minorités :  « en outre, le modèle d’intégration, tel qu’il a fonctionné jusqu’ici, peine à faire émerger, parmi elles, une élite suffisamment nombreuse dans laquelle elles puissent s’identifier et trouver l’indication que les portes des hautes responsabilités ne leur sont pas fermées; et cette défaillance agit comme un puissant facteur de découragement dans les aspirations des jeunes concernés, nourrissant frustrations et repli sur soi, là où l’intérêt de la société toute entière serait de promouvoir engagement et responsabilisation ».

Deux conclusions peuvent être tirées à l’issue de cette pré-analyse du phénomène de plafond de verre pour l’élite noire.  Tout d’abord, il y a le besoin d’analyser finement les mécanismes en jeu pour distinguer le ressenti (la supposition du préjugé) de la réalité.  Ceci devrait apporter des arguments aux débats sur l’intégration des Noirs en France.  Cette étude permettra aussi de pallier le manque dans la recherche sociologique française actuelle d’études relatives à l’élite noire en situation de travail, et pourra alimenter un champ d’études de « black studies à la française » pour reprendre la terminologie de Pap Ndiaye9.  La seconde conclusion est qu’il est nécessaire de montrer des exemples de réussite pour aider les personnes en poste et les jeunes générations à s’identifier et à ne pas tourner le dos à leurs ambitions.  En cela les réseaux comme le Club Efficience ont toute leur raison d’être et des initiatives comme le gotha noir s’avèrent plus qu’utiles.

L’extrait ci-dessus est tiré du livre Gotha noir de France 2014-2015 disponible sur www.amazon.fr

 

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1 « Glass ceiling » dans les pays anglo-saxons, « plancher collant » au Québec
2 En l’absence de statistiques ethniques, seules des approximations ont pu être faites sur la population noire en France en partant d’enquêtes sociologiques et d’enquêtes.  Les données les plus récents à notre connaissance datent de 2009 et estiment la population noire en France à environ 4-5% de la population française.
3 La loi de Pareto connue également sous le nom de loi des 80-20 postule que 80% des richesses d’un pays sont détenus par 20% de la population
4 Jean-François Amadieu, Les clés du destin, Écoles, amour, carrière, éd. Odile Jacob, Paris, 2006
5 Michel Bauer, Benédicte Bertin-Mourot « Des élites françaises en circuit fermé », Sciences Humaines No 104, Avril 2000
6 Voir article « Le grand prix de l’économie 2013 décerné à Tidjane Thiam (pridential) » de Les échos du 28/11/2013 disponible sur http://.lesechos.fr/monde/dossiers/grand_prix_economie_2013/0203156472690-le-grand-prix-de-l-economie-2013-decerne-a-tidjane-thiam-prudential-633243.php
7 Op. Cit.
8 Karim Amelal, Discriminez-moi! Enquêtes sur nos inégalités, Flammarion, Enquête, Paris, 2005
9 Pap Nidaye, La condition noire :  essai sur une minorité française, éd. Folio, Paris, 2009

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À propos de l’auteur:  M.  Aymeric Thon Adjalin est associé et consultant dans le domaine du numérique ainsi que des nouvelles technologies pour l’agence de conseils en communication Neuroneslab. Il a obtenu un DESS en ingénierie informatique et mathématique.  Il détient également un master en communication en Sciences Politiques.  Il s'intéresse à l'entrepreneuriat ainsi qu'à l'innovation.  Il est un consultant indépendant spécialisé dans la gestion de projet et le déploiement de solutions de services Telecom.  Il donne également des conseils au niveau des stratégies de communications digitales.  En guise de conclusion, il est l'auteur du livre Le plafond de verre est noir paru l'an dernier.