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Entrevue Exclusive avec le brillant documentariste: Yanick Létourneau PDF Print E-mail
Written by Patricia Turnier   
Thursday, 27 September 2012 12:49

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Yanick Létourneau a étudié à l’Université Concordia en communication. Il est producteur, réalisateur de films et de documentaires ainsi que co-fondateur de Périphéria Productions Inc., une entreprise de production cinématographique et télévisuelle fondée en juin 2000. Depuis ses débuts, la société crée des documentaires et des fictions visant une approche politique et sociale tout en portant une attention particulière au regard posé sur l’Autre. Périphéria s’efforce aussi d’être à l’affût des nouvelles générations de cinéastes, des bouleversements du monde et des nouvelles technologies.

Depuis ses débuts, M. Létourneau admire le cinéma libre et conscient qui ose s’affranchir des diktats industriels en produisant des œuvres d’auteur. Ce documentariste s’intéresse aux questions identitaires, socio-politiques, mais aussi, à la culture populaire et aux musiques urbaines. Dans cette perspective, il a produit des courts métrages et des vidéoclips pour des artistes hip-hop québécois. En sus, M. Létourneau a écrit, produit et réalisé un premier long métrage documentaire, Chronique Urbaine en 2003, découlant de son court métrage 514-50 Hip Hop. En 2005, il a produit Souvenirs d’Acapulco, un documentaire de Diego Briceño-Orduz qui traite de l’exploitation sexuelle des jeunes de la rue à Acapulco par des touristes nord-américains. En 2007, il a produit Territoires de Mary Ellen Davis, un documentaire sur le photographe canadien Larry Towell explorant avec sa caméra l’impact de la guerre et des frontières sur les communautés en déplacement. M. Létourneau a produit aussi en 2007 Ballades de minuit, de Diego Briceño-Orduz, un documentaire sur les immigrants latino-américains. En 2009, il a produit et a réalisé avec Natasha Ivisic Je porte le voile, un documentaire sur les femmes musulmanes et le port du voile. Ce film a été présenté au cinéma Parallèle à Montréal et sur les ondes de RDI.

En 2011, M. Létourneau a produit et réalisé son deuxième documentaire de haut niveau, Les États-Unis d’Afrique (une coproduction ONF) qui traite de l’impact social et politique de la génération hip-hop notamment en Afrique et en Amérique du Nord.  L’affiche officielle du film est très symbolique et révélatrice, on y voit un poing tenant un micro et ceci donne évidemment le ton du documentaire. Ce film sans artifice est dépourvu de misérabilisme, une prise de position consciente dès le départ du cinéaste. On y voit la richesse et la diversité culturelle du continent, à titre d’exemple une belle soirée de remise de prix pour la musique africaine à Ouagadougou. Des personnages historiques Noirs et forts sont aussi mis de l’avant tels que Patrice Lumumba, Thomas Sankara et ainsi de suite. Ce film didactique présente le hip hop en exposant les problèmes sociaux actuels du continent africain. Le documentaire offre une richesse au niveau du contenu, une perspective différente du rap, une autre image et réflexion sur l’Afrique notamment à travers le regard du rappeur sénégalais Didier Awadi. Son nouvel album Présidents d’Afrique parle à la jeunesse africaine avec ses paroles engagées. Le rappeur a visité une quarantaine de pays notamment en Afrique (en Afrique du Sud, il va à la rencontre du rappeur ZuluBoy). À l’extérieur du continent, il s’est rendu en France et aux États-Unis (où il collabore avec M1 du groupe Dead Prez). Barack Obama est bien entendu évoqué à travers la visite d'Awadi à Washington, en janvier 2009, pour la cérémonie d'investiture du président américain, un événement porteur d'espoir pour la communauté Noire internationale. Il importe de souligner que Les États-Unis d'Afrique: au-delà du hip-hop a apparu lors des difficiles dernières élections au Sénégal avec l’arrivée du nouveau président Macky Sall.

M. Létourneau a rencontré pour la première fois Awadi et un autre rappeur Smockey lors de sa visite au Burkina Faso en 2004 pour présenter son documentaire Chronique Urbaine (filmé en vidéo numérique dans les quartiers populaires de Montréal) traitant de l’artiste urbain Sans Pression. Plus tard, Awadi et Smockey sont devenus les sujets principaux du dernier documentaire de M. Létourneau. Ces artistes reconnus autant à l’intérieur qu’à l’extérieur de leur pays se caractérisent par leurs propos engagés et leur démarche militante. Le rappeur sénégalais, Didier Awadi, l’un des pionniers du hip-hop africain, très populaire dans son pays, est devenu un ambassadeur de cette parole révolutionnaire et le documentariste Létourneau l’observe avec attention tout au long de son épopée. Awadi soutient des actions socio-politiques en utilisant la musique comme véhicule.

Le documentaire Les États-Unis d’Afrique a été diffusé par le Documentary Channel, Super Channel et Télé-Québec (le 20 mai dernier). Près d’un million de personnes verront le film au Canada cette année et ailleurs dans le monde cette année. Depuis le 15 mai dernier le documentaire est disponible aux États-Unis à la télévision payante sous le nom d’United States of Africa et depuis août le film est disponible en version anglaise sur iTunes au Canada, aux États-Unis, en Australie et en Nouvelle-Zélande. Actuellement, le film existe donc en français et en anglais. Il serait souhaitable qu’il soit traduit en d’autres langues : espagnol, wolof, etc.  Le documentaire a été sélectionné en janvier 2012 au FIPA (Festival International des Programmes Audiovisuels).

Les films signés par M. Létourneau ne passent pas inaperçus dans les médias. Des critiques portant sur ses documentaires ont été écrites aux journaux Métro, Voir, Le Devoir parmi d’autres.  Le film Les États-Unis d’Afrique a été présenté en mars dernier sur les écrans cinématographiques au Québec et ailleurs au Canada. Plus précisément, le documentaire a été diffusé entre autres au Cinéma L’Excentris- Salle Radio Canada et notre webmag Méga Diversité était au rendez-vous. Il était impressionnant de voir le cinéaste M. Létourneau présent et disponible pour répondre aux questions du public après la projection du documentaire. Méga Diversité s’est assis avec Yanick Létourneau le printemps dernier. Il a notamment parlé de son parcours en tant que cinéaste et de son brillant documentaire Les États-Unis d’Afrique.

Les États-Unis d'Afrique: au-delà du hip-hop
Réalisation: Yanick Létourneau. Scénario: Yanick Létourneau, Sébastien Tétrault, Hany Ouichou. Avec Didier Awadi, Smockey, M1, Zuluboy. Image: Geoffroy Beauchemin, Alexandre Margineanu. Montage: Sophie Farkas Bolla.. Musique: Ghislain Poirier. Canada, 2011, 75 min.


P.T. Lorsque vous étiez plus jeune, quels sont les cinéastes qui vous ont inspiré et pourquoi? Quand avez-vous su que vous souhaitiez suivre leurs voies?

Y.L. Quand j’étais très jeune, comme bien des enfants, j’étais influencé par la science- fiction particulièrement les films de George Lucas et Spielberg. À cette époque, j’avais environ 9 ans et avec le temps mon intérêt a crû. J’ai approfondi et élargi mes goûts pour le cinéma français entre autres. Ceci m’a permis d’avoir une perspective différente du cinéma hollywoodien. Le cinéma américain est souvent basé sur des formules et prototypes tandis que le cinéma français offre d’autres points de vue avec une tradition de cinéma d’auteurs. J’ai aimé découvrir cela et je me suis senti interpellé par cette vision différente du septième art. J’ai apprécié aussi découvrir le cinéma latino-américain, africain et québécois qu’on appelait autrefois les cinémas nationaux.

À une certaine époque, je me suis intéressé au travail du cinéaste Argentin Fernando Solanas, l’un des pionniers de l’élaboration du manifeste pour un troisième cinéma au cours des années 60. Il s’agit d’un manifeste des années 60. Il avait commencé à faire du documentaire militant pour ensuite créer de la fiction. Il s’intéressait aux préoccupations sociales et politiques. J’ai beaucoup aimé l’époque du cinéma cubain révolutionnaire des années 50, 60. En Afrique, je peux nommer le réalisateur et scénariste sénégalais Ousmane Sembene connu surtout pour ses travaux militants portant sur les questions socio-politiques. Les films des cinéastes Idrissa Ouedraogo (du Burkina Faso), Djibril Diop Mambety (du Sénégal) et de Raoul Peck (d’Haïti) me plaisent également. De façon générale, j’apprécie les réalisateurs nationaux qui ne cherchent pas à faire du mimétisme hollywoodien. Il est toujours plus intéressant de découvrir leurs propres voix et signatures. C’est aussi une belle façon d’apprendre à mieux connaître leurs pays.

Concernant plus précisément le cinéma québécois, mes films fétiches sont Les Ordres de Michel Brault, Les Bons Débarras de Francis Mankiewicz, À Tout Prendre de Claude Jutra et Le Chat le sac de Gilles Groulx. Ces longs métrages m’ont marqué.

En bref, il n’y a donc pas un seul type de cinéma qui m’a influencé, j’ai plutôt une vision éclectique du septième art.

P.T. Est-ce que vous considérez votre travail de réalisateur comme un engagement socio-politique?

Y.L. Pour moi, c’est indissociable en tant qu’artiste et auteur. On ne peut faire abstraction du contexte dans lequel on vit. Je crois qu’on a une responsabilité en tant qu’artiste qui est aussi un citoyen. Je ne peux rester sourd et aveugle en ayant un manque de conscience socio-politique. Il s’agit pour moi d’une absurdité totale d’affirmer que je fais de l’art que pour l’art ou du pur divertissement, en d’autres mots l’hédonisme ne m’intéresse pas du tout. Je n’adhère pas du tout à cette logique. Si je mets du temps, de l’énergie, de la vie dans quelque chose, je souhaite que cela ait un impact et que ce soit pertinent. Pour moi, l’art permet de questionner et peut même apporter des réponses aux divers problèmes socio-politiques.

P.T. Le hip-hop représente quoi pour vous? Partagez avec nous entre autres vos perceptions sur le hip hop francophone. Quelles différences observez-vous entre le hip-hop québécois, français, africain et américain?

Y.L. Le hip-hop est important pour moi parce que ce style musical m’a accompagné pendant une grande partie de ma jeunesse dès l’âge de douze ans avec la première vague notamment Grandmaster Flash et Sugarhill Gang avec rapper’s delight. J’entendais leurs tubes à la radio et j’essayais de faire du breakdance [rires] dans mon sous-sol. Plus tard, à la fin des années 80 j’aimais Public Enemy qui était très populaire particulièrement avec leur chanson thème « Fight The Power » du long métrage Do The Right Thing réalisé par Spike Lee. Je suis beaucoup accroché à ce rap fort et militant où on apprenait des choses avec de vrais discours. Avec le temps, je me suis intéressé au rap français qui est recherché. Cela a débuté avec MC Solaar. Je me suis questionné à l’époque en me disant qu’il doit bien y avoir des rappeurs francophones au Québec. J’écoutais tard la nuit des émissions haïtiennes et le programme Nuit Blanche où l’on pouvait voir des vidéoclips. Je me suis aussi nourri des festivals d’ici tels que Nuits d’Afrique et les Francofolies. Mes intérêts pour le rap se sont ainsi diversifiés.

Au début des années 90, j’ai commencé à entendre parler de Positive Black Soul, un groupe de hip-hop africain dont Awadi faisait partie lorsqu’il était plus jeune. De cette façon, j’ai été introduit au rap africain. Tout ceci a marqué mon imaginaire et celui de bien des jeunes. À travers toutes ces immersions, mon idée de faire un documentaire sur le hip hop francophone a germé.

Les différences que j’observe entre les hip-hops que vous avez nommés concernent en premier lieu la commercialisation ou le mercantilisme du rap américain. L’art est devenu une industrie s’intéressant à la rentabilité à court-terme. Les thèmes prédominants qu’on y retrouve, existent aussi dans la culture populaire américaine c’est-à-dire la violence, la misogynie, la sexualité, l’hédonisme, etc. Je pense que cette culture dominante et marchande a récupéré le rap et le hip-hop. Il existe cependant de nombreux artistes qui ne s’intègrent pas à cette démarche; par contre, bien souvent ils ne reçoivent pas une couverture médiatique adéquate.

Tout ce qui est politique est ainsi un peu évacué. On ne met pas les artistes (souhaitant suivre cette voie) en avant. Dans les tops 40 des radios commerciales, le contenu est souvent superficiel. On y parle de clubs, de consommation d’alcool et/ou drogue, de femmes (de manière sexiste la plupart du temps) et de fêtes. Les multinationales encouragent cela parce que cette formule vend. En Occident, je constate donc une certaine homogénéisation de notre culture – tout est contrôlé par quatre ou cinq multinationales qui décident de ce qui jouera ou pas à la radio – il y a donc moins de diversité. Mon documentaire Chronique Urbaine revendique un pluralisme culturel à l’image de la population québécoise.

P.T. À propos du rap adoptant un style plus engagé, j’ai été à Atlanta en 2006 et j’ai entendu sur scène des jeunes rappeurs qui parlaient dans leurs chansons de légendes telles que le Dr Martin Luther King. Cela m’a frappée de ne pas entendre ce genre de tubes à la radio et à la télé.

Y.L. Effectivement! Il existe des jeunes qui proposent un rap conscient et politisé tels qu’Immortal Technique et Mos Def (qui est davantage connu). Ils ont fait le choix de garder cette authenticité. Selon ma perception, de façon générale les Français ont toujours eu un rap plus conscient. Je pense à Hocus Pocus, Youssoupha, etc. Il y a des artistes qui poursuivent leurs carrières en ayant choisi cette voie. Par contre, plusieurs ont décidé d’imiter le hip-hop bling bling à l’américaine en faisant du mimétisme avec le style bad boy, gangster. Je demeure cependant positif et je crois que de façon générale on observe un retour vers le rap conscient. J’ai fait ce constat en Afrique francophone. Cela m’a vraiment plu. La plupart des jeunes font du hip-hop engagé et sont politisés. Ils ont une vision du monde. Ils ont un sens des responsabilités beaucoup plus aigu en tant qu’artistes compte tenu du contexte socio-politique dans lequel ils vivent. Ils ne peuvent se permettre de parler des fêtes et des grosses voitures lorsque des membres de leur famille ne mangent pas ou que dans leurs pays accusent un fort taux de chômage.

P.T. Ils sont courageux aussi de s’exprimer.

Y.L. Tout à fait car ils peuvent subir des représailles. Il y a des journalistes et des artistes qui ont été tués. Des dirigeants, l’armée et ainsi de suite peuvent se mettre de la partie et s’arranger pour faire taire des voix dérangeantes à leurs yeux. Dans leurs formes d’expression, on observe chez ces jeunes un sens des priorités. Concernant le rap québécois, pendant trop longtemps on a copié le mode de vie présupposé des Afro-Américains qui est un show et un produit commercial. De nombreux rappeurs québécois se sont mis dans une optique d’imitation de tendance américaine ne collant pas à leur réalité d’ici. Ils n’ont pas développé un style personnalisé et une signature forte. Je ne suis pas un spécialiste du rap québécois mais je pense que certains se démarquent comme Manu Militari qui tient des propos très politisés. Ces beats dégagent une certaine force qui appuie ces propos. D’autres artistes qui m’ont marqué mais qu’on entend moins parler sont notamment Sans Pression et Muzion. Ils ont apporté un hip-hop conscient au Québec avec des propos pertinents et un regard vigilant sur le monde. Le groupe Muzion par exemple, a reflété son vécu haïtiano-québécois au sein de leur quartier St-Michel à Montréal. On a senti leur authenticité. Je pense aussi que certains rappeurs tels que l’Algonquin Samian apportent de l’eau au moulin.

P.T. Sans Pression a réussi à vendre plus de 30 000 CD sans que l’on passe sa musique à la radio commerciale. C’est vraiment impressionnant.

Y.L. Définitivement! J’en parle dans mon film Chronique Urbaine. Je trouve que la plus jeune génération sort des tubes intéressants. Je pense particulièrement à Payz Play, Radio Radio (dont le son est intéressant et apporte une fraîcheur mais pas les propos), Dramatique qui faisait partie de Muzion et Webster.

P.T. L’idée des États-Unis d’Afrique a été proposée à partir de 1924 par Marcus Garvey. Lorsque vous avez fait le choix du titre de votre dernier documentaire, est-ce que vous vous êtes inspiré de Kwame Nkrumah (ou d’un autre panafricaniste) qui avait une vision unificatrice du continent africain?

Y.L. Tout à fait! Mon documentaire a voulu s’inscrire dans cette tradition. Marcus Garvey est le premier à avoir voulu populariser ce concept. Je pense que Kwame Nkrumah est allé encore plus loin dans la création de ces États-Unis d’Afrique ce qui est à la base de l’OUA (l’Organisation de l’Unité Africaine) lors du début des mouvements panafricanistes de 1945 dont W.E.B. Du Bois et George Padmore entre autres faisaient partie. Il a existé différents courants à travers l’histoire. Il y a eu l’école de pensée de Casablanca qui promouvait un programme rapide d’unification, avec un gouvernement central afin de renverser l’héritage colonial des frontières artificielles. L’école de pensée de Monrovia prônait une approche plus graduelle, reconnaissant les frontières existantes à l’indépendance, en passant par une coopération active dans les domaines économiques et politiques visant une Afrique unie politiquement. Il y a donc eu une école de pensée modérée et une plus radicale.

Ma position est celle de Nkrumah où il ne faut pas attendre pour mettre les différents mécanismes en place. Au fur et à mesure, des ajustements peuvent être faits. Le panafricanisme a beaucoup influencé les grands politiciens et activistes des années 60-70 particulièrement Patrice Lumumba, Steve Biko, Kwame Nkrumah, Amilcar Cabral et Thomas Sankara plus tard dans les années 80. Tous ces hommes ont rêvé d’unité africaine et visaient à mettre en place des gouvernements qui prônaient cette orientation. Malheureusement, l’Occident a souvent mis des bâtons dans les roues (qui ont pris différentes formes: assassinats, coups d’état, la soi-disant aide au développement, les opérations Nord-Sud, les mises en place de carcans financiers mis en place par le FMI et la BM tels que les programmes d’ajustement structurel, la dévaluation de la monnaie sur le continent africain) pour que cela ne se réalise pas et pour perpétuer l’esclavage moderne. Plus récemment, Khadafi avait repris l’idée de l’union africaine à Lomé (Togo) en 2000. Bien qu’il était controversé, il croyait à l’unité africaine et pensait sérieusement avant sa mort à mettre en place un passeport africain et une monnaie africaine unique. Je crois que ce rêve d’unité demeure actif sur le continent et il serait souhaitable que cela se réalise un jour.

Pour terminer, je pense que l'Afrique n'est pas pauvre, elle est appauvrie. Cette phrase est la première de mon film. Le continent a été pillé (et l’est toujours) de ses ressources et colonisé pendant des siècles, dirigé par des gouvernements à la solde des intérêts occidentaux. Une grosse part des compagnies minières qui se trouvent en Afrique proviennent de l’Occident. Ces entreprises sont impliquées dans toutes sortes de magouilles avec les rebelles, les gouvernements et les présidents qui sont en place pour, souvent déstabiliser les pays, exploiter les ressources naturelles et manipuler les élections. Mon documentaire souligne toutes ces questions qui traduisent mes diverses réflexions sur le continent.

 

                                     Didier Awadi


P.T. Comment l’idée de produire votre dernier documentaire a germé dans votre esprit?

Y.L. Le hip-hop est l’un de mes thèmes de prédilection. Ainsi, en 2003 j’ai signé Chronique Urbaine. Comme je l’ai mentionné, mon dernier documentaire Les États-Unis d’Afrique représente la continuité de mes réflexions et des multiples voyages qui m’ont nourri concernant ce sujet. Mes voyages sur le continent africain ont commencé au fait en 1993. Mes intérêts pour les divers dirigeants africains tels que Thomas Sankara se sont davantage développés. Plus tard, lorsque j’ai présenté Chronique Urbaine au Burkina Faso en 2004 grâce à l’appui de Vues d’Afrique, j’ai rencontré Didier Awadi et Smockey dans le cadre du festival Ouaga Hip Hop. J’ai été très impressionné par sa prestance scénique et par la force de ses textes. Son regard politique et historique sur l’Afrique ne m’a pas du tout laissé indifférent. Cela a été le moment déterminant pour le développement de mon film. Awadi était totalement réceptif à collaborer en ce sens avec moi. Ainsi, le dernier projet musical d’Awadi Présidents d’Afrique, dont le public peut voir son élaboration dans le documentaire, s’intéresse aux grandes figures africaines telles que Thomas Sankara (qui avait accompli beaucoup de choses en très peu de temps) à travers une série de collaborations artistiques militantes.

P.T. J’ai considéré Sankara comme un féministe.

Y.L. Il était tout à fait un féministe et un révolutionnaire. Selon ma perception, ce qu’il a réalisé est un modèle pour tous les pays en voie de développement. Il s’agit d’un exemple de la possibilité d’y arriver par ses propres forces sans l’aide internationale. Je pense qu’il s’agit d’un accomplissement majeur qui fait peur à l’Occident puisque cela permettrait aux pays de contrôler leurs propres ressources naturelles et de ne plus être soumis aux diktats des étrangers. Ce changement rendrait plus difficile de corrompre les populations locales. Pour revenir à votre question, mes voyages et mes contacts avec les diverses populations du continent africain m’ont permis de développer davantage mon intérêt pour les questions socio-politiques (l’histoire de la colonisation et ainsi de suite) et d’utiliser le rap.

P.T. À propos des États-Unis d’Afrique, vous avez déclaré aux médias que la musique et la politique ne forment qu’un, en d’autres mots on ne peut les dissocier. Pouvez-vous élaborer davantage ce sujet?

Y.L. Je ne me souviens pas du contexte où j’ai dit cela mais je pense que ce n’est pas dissociable concernant les artistes figurant dans mon documentaire. Les textes de leurs chansons sont nettement liés au contexte vécu par leur population et ils touchent les difficultés multiples concernant les gouvernements en place, le chômage, etc. En tant que documentariste, il est important pour moi de faire des films engagés et je ne signerai pas des films purement hédonistes et/ou mercantiles. Les artistes que l’on retrouve dans Les États-Unis d’Afrique parlent d’engagements politiques et de questions sociales dans leur musique. Ils n’ont aucune intention de dissocier ces thèmes de leur art. Le taux d’analphabétisme au Burkina Faso est d’environ 80% . Le taux de mortalité infantile est élevé. L’espérance de vie est d’environ une cinquantaine d’années ce qui est très jeune. Dans un contexte où les gens ont de la difficulté à manger deux fois par jour, on ne peut se permettre tel que cela a été discuté plus tôt de parler strictement de divertissement. Ces artistes savent qu’ils ont la responsabilité d’éveiller les consciences et de donner les clés pour arriver à sortir de cet état de pauvreté. Ils refusent cet état d’asservissement qui leur est imposé. Ils sont riches mais on vole leurs ressources au détriment de la population. Ils endossent cette responsabilité et ils sont reconnus par leurs citoyens.

L’an dernier, il y a eu de grandes manifestations étudiantes au Burkina Faso qu’on a voulu taire et réprimer de manière violente. Ces manifestations ont lieu ailleurs au Tchad, au Cameroun, au Gabon, etc. et la presse internationale en parle peu. Des gens se sont levés pour dénoncer la corruption. Les rappeurs représentent donc la voix de ces peuples et occupent une fonction essentielle.

Pour moi, la musique et politique ne forment donc qu’un et cela fait totalement partie de ma démarche particulièrement dans mon dernier documentaire.

P.T. Vous êtes le Michael Moore québécois.

Y.L. [Rires] Par contre, je ne me mets pas en avant comme lui dans ses films même si j’ai un grand respect pour ce documentariste.

P.T. Il a fallu parcourir une quarantaine de pays pour votre dernier documentaire. Pouvez-vous parler du processus de création et de la durée de la production de votre film?

Y.L. J’aimerais apporter une précision. Je n’ai pas voyagé dans quarante pays ainsi que l’équipe de production. Le rappeur Awadi a voyagé dans ces pays et cela a fait partie de son album Présidents d’Afrique. Vu que cela coûte très cher, on a pu le suivre seulement dans cinq pays: Burkina Faso, Sénégal, Afrique du Sud, France et États-Unis. Tous les voyages du rappeur ont permis d’aborder certains personnages et faits historiques dans ces chansons. En d’autres mots, ces expériences d’exploration ont enrichi son album ainsi que notre documentaire. Dans notre film, même si on ne s’est pas rendu au Congo, l’histoire de Patrice Lumumba est évoquée sans qu’on ait eu à se déplacer. Cela a été la même chose par exemple pour Nelson Mandela dont nous faisons mention sans qu’on se soit rendu en Afrique du Sud. Le rappeur a représenté nos yeux.

La recherche et le développement du documentaire ont commencé en 2004 et cela a duré quatre ans. Le tournage s’est déroulé de 2008 à 2010. De 2010 à 2011, on a fait la post-production c’est-à-dire le montage, la conception sonore, le mixage, etc.

P.T. Comment les publics francophones, anglophones et afro-antillais ont perçu votre film? De plus, avez-vous observé des différences parmi ces trois publics?

Y.L. [Silence] Je n’ai pas vraiment observé de différences. Il est certain que pour les Blancs québécois qui sont peu familiers à l’Afrique et à la nouvelle perspective que mon documentaire présente cela leur a ouvert les horizons. Ils ont été interpellés par mon film et souhaitaient en savoir davantage. Certains m’ont demandé des conseils pour voyager en Afrique. C’est très positif que mon documentaire ait suscité un intérêt pour qu’ils découvrent le continent africain et qu’ils approfondissent des choses. Les intellectuels afro-antillais étaient contents de voir un documentaire qui leur parlait et de constater que les thèmes traités rejoignaient un public plus large et différent qu’un cercle intellectuel fermé. Ils ont apprécié que mon film suscite le débat et que ce soit plus accessible au public.

P.T. Lors de la présentation de votre documentaire à Montréal au Cinéma Excentris en mars dernier, vous avez mentionné que vous présenterez votre film sur le continent africain. Pouvez-vous partager avec nous ce que vous avez prévu en ce sens pour les prochains mois?

Y.L. On travaille en ce moment avec des partenaires au Sénégal plus précisément à Dakar mais aussi au Burkina Faso, au Cameroun et au Gabon dans le cadre de différents festivals dont le Festa 2H (au Sénégal), Écrans noirs (au Cameroun). Le film sera présenté dans ces festivals. Une conférence aura lieu entre autres au Sénégal ainsi qu’un concert après la présentation du film. Notre documentaire sera présenté aussi en Afrique du Sud dans des festivals, la confirmation aura lieu sous peu et la télévision sud-africaine diffusera le film.

P.T. Avez-vous l’intention de présenter votre film dans d’autres festivals au Canada et ailleurs dans le monde? Si oui, lesquels?

Y.L. Notre film circule un peu partout depuis la première mondiale. Par exemple, Vues d’Afrique l’a présenté. Cet été, il sera présenté aux Soirées ONF à Montréal. À Vancouver, au festival du documentaire Doxa notre film a été diffusé ainsi qu’au GVFF, le festival du film à Edmonton et au CIFF le festival international du film de Calgary. À Durban en Afrique du Sud, notre film sera présenté au DIFF (Durban International Film Festival), au Cameroun et au Gabon au festival Écrans Noirs. Toujours en Afrique du Sud, le South AFrican Broadcast Corporation diffusera Les États-Unis d’Afrique. Notre documentaire n’a pas été présenté à Cannes mais a été sélectionné dans le cadre du processus de délibération.

P.T. Vu que les jeunes adorent le hip-hop, souhaitez-vous présenter votre documentaire aux écoles québécoises et ailleurs dans le monde?

Y.L. Absolument! Le film a été présenté à plusieurs écoles québécoises et la réponse a été très positive. J’ai rencontré et discuté avec des étudiants. Nos échanges ont été très enrichissants. J’ai aussi été dans des centres d’accueil pour les jeunes. Cela m’a permis d’aborder avec eux des questions universelles dont ils n’étaient pas nécessairement au courant. Il s’agit donc d’un processus éducatif pour eux. De façon générale, les jeunes ont réellement été réceptifs. Nous avons eu plusieurs autres demandes (pour d’autres écoles) et nous y donnerons suite.

P.T. Qu’avez-ressenti lorsque Les États-Unis d’Afrique a reçu en 2011 le prix de la critique des rencontres internationales du documentaire de Montréal?

Y.L. J’étais très fier parce que c’était un prix important. Cette récompense est remise par la critique, plus précisément par l’Association québécoise des critiques de cinéma (AQCC) et la Cinémathèque. Ces spécialistes connaissent le cinéma et ont un excellent bagage dans le domaine. Il s’agit donc d’un prix symbolique très important. Il est question aussi d’un festival reconnu pour sa rigueur et le prix m’a été remis lors de la première mondiale de la présentation de mon documentaire (pendant l’édition des Rencontres internationales du documentaire de Montréal (RIDM) en novembre dernier). En plus, il s’agit du deuxième plus grand festival du documentaire au Canada. J’étais très heureux et surpris quand j’ai reçu le prix. Je ne m’y attendais pas.

P.T. Quel est votre mot de la fin?

Y.L. Je souhaite que le public soit inspiré par le parcours du Sénégalais Didier Awadi, un des pionniers du hip-hop africain, dans sa croisade pour mobiliser notamment la jeunesse africaine qui réclame un changement.  Notre documentaire présente un exposé sur les luttes passées et présentes pour l’indépendance ainsi que pour l’unité africaine. Notre film Les États-Unis d’Afrique souligne des questions sociales, politiques et identitaires. Notre documentaire a donc voulu commémorer les nombreux leaders noirs évoqués par le rappeur Awadi particulièrement Thomas Sankara, Patrice Lumumba, Dr Frantz Fanon, Kwame Nkrumah, Cheikh Anta Diop, Dr Martin Luther King, Malcom X et Nelson Mandela.

Il y a un immense combat à mener en Afrique, mais on sait aussi qu'il existe des solutions et j’espère que mon documentaire donnera espoir à la jeunesse africaine pour trouver ses propres réponses afin que le continent gagne son unité. Dans le passé, des gens se sont levés, ont sacrifié leur vie et se sont battus pour défendre d’autres types de développement que les modèles actuels qui rapportent principalement aux dictateurs en place et aux intérêts étrangers volant les ressources naturelles du continent.

P.T. Je vous remercie M. Létourneau pour cette très intéressante entrevue.

 

 

Pour obtenir davantage d’informations sur Les États-Unis d’Afrique, visitez :

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www.etatsunisdafrique.onf.ca