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Un livre coup de poing: Au secours le prof est noir! PDF Print E-mail
Written by Serge Bilé et Mathieu Méranville   
Monday, 09 November 2020 22:06

La rétrogradation, humiliante et révoltante à leurs yeux, [...], n’affecte pas que les enseignants. Elle peut aussi toucher – chose rare toutefois– tel ou tel cadre de l’Éducation nationale. C’est le cas de l’un d’entre eux, africain [...], qui a préféré gardé l’anonymat et que nous nommerons Alfred.

À 55 ans, le parcours de cet enseignant de formation s’apparente à celui d’un bon serviteur de l’Éducation nationale. Instituteur, puis professeur d’histoire-géo pendant une quinzaine d’années, il est ensuite devenu CPE avant d’effectuer des remplacements comme principal adjoint, une fonction qu’il occupera pendant cinq ans des notes pouvant aller jusqu’à 20/20.

Lorsqu’il décide de passer le concours lui permettant d’obtenir officiellement le poste, sa candidature est appuyée par son recteur d’académie, qui lui dresse un rapport pour le moins élogieux. Loyal, disponible, sens du service public, bonne connaissance de la réglementation, ce sont les appréciations qui figurent en bas de son dossier.

Reçu au concours, Alfred entame à la rentrée 2006, confiant et serein, deux années de stage au sein d’un établissement de Seine-et-Marne afin d’être titularisé. C’est le début d’un véritable cauchemar…

«Quand j’ai réussi au concours, je me suis dit que le stage ne serait qu’une formalité et que je serais titularisé au bout des deux ans”, raconte-t-il. Mais dès la première année, et je dirais même dès le premier jour, ça été l’enfer.

«Quand je suis arrivé dans le collège où j’avais été nommé, la principale m’a battu froid en disant qu’elle n’avait pas demandé de stagiaire. Elle m’a ignoré en me faisant poireauter pendant une heure dans son bureau. 

«J’ai croisé plus tard le cuisinier de l’établissement. C’était un Antillais. Il m’a dit que la principale s’était plainte qu’on lui ait envoyé un Noir et que j’allais débarquer avec toute ma marmaille dans le logement de fonction qui m’était attribué, et qu’occupait la CPE avec laquelle elle s’entendait bien.

«La rentrée venue, quand elle m’adressait la parole, c’était pour me traiter de Black. Mais elle s’arrangeait toujours pour le faire quand il n’y avait pas de témoin. Elle ne m’a en outre donné aucune délégation Je ne faisais rien. Le matin, elle me demandait d’aller surveiller les élèves dans la cour, comme si j’étais un simple surveillant.

«Quand nous faisions des réunions avec les profs, dès que je prenais la parole, elle démontait tout ce que je disais. Lors d’une rencontre avec les parents d’élèves, elle est arrivée vers la fin et a repris tout l’ordre du jour à zéro. Je me suis fâché et j’ai quitté la salle.

«Du coup, nos rapports se sont tendus, jusqu’au jour où l’on ne pouvait plus faire tourner le collège. On ne se disait plus ni bonjour, ni bonsoir. Le recteur nous a donc convoqués en présence de l’inspecteur d’académie. Mais au lieu de nous entendre, ils l’ont placée avec eux face à moi. Et là, c’est moi que l’on a jugé. 

«Pendant trois quarts d’heure, le recteur m’a matraqué, en se demandant si j’étais réellement fait pour cette fonction. J’ai fini quand même par prendre la parole, en lui faisant observer qu’il parlait à charge sans même m’avoir écouté.

«J’étais vraiment fâché. Je lui ai dit : “Si vous continuez comme ça, je me lève et je m’en vais. Je me suis d’ailleurs levé. Et au moment où j’allais partir, le recteur m’a intimé l‘ordre de m’asseoir et a consenti à m’écouter.

«Le recteur lui a demandé si elle avait effectivement dit ça. Elle a répondu qu’elle ne l’avait pas vraiment dit comme ça. Ce qui laissait supposer qu’il y avait au moins un fond de vérité dans ce que j’avançais.

«J’ai voulu à un moment donné porter l’affaire sur la place publique, ou au moins en justice. Je ne l’ai pas fait parce qu’on me l’a déconseillé. Je le regrette. Finalement, pour calmer le jeu, on m’a déplacé au bout de deux mois et demi, et j’ai été nommé dans un autre collège où ça s’est bien passé.

«Pour ma deuxième année de stage, je me suis retrouvé dans un autre établissement de Seine-et-Marne. En février 2008, j’ai été inspecté J’ai eu droit non pas à un, mais à deux inspecteurs. C’est inhabituel. Ils m’ont reparlé d’emblée de mes problèmes relationnels avec ma précédente principale, sans évoquer finalement mes états de service.

«En fin d’inspection, l’un des deux m’a lancé: ”Vous, les Africains, quand vous avancez dans la hiérarchie, vous ne vous sentez plus.” Puis il est parti en me disant: “Vous avez du souci à vous faire.”

«J’ai compris que je ne serais pas titularisé. Quinze jours plus tard, le rapport est tombé concluant que si j’étais titularisé, cela constituerait un danger pour moi et pour la communauté éducative.

«Moi, dangereux? Moi, qui ai formé une trentaine de CPE stagiaires! Je n’en revenais pas. Ça contredisait d’ailleurs tous les rapports qui avaient été écrits sur moi quand j’étais principal adjoint ou même CPE [...].

«En fait, tant que je faisais fonction d’adjoint, on m’encensait. À partir du moment où j’ai voulu réellement avoir le poste, on m’a cassé. Brutalement. Je n’étais plus bon à rien. Je me suis pourvu auprès du tribunal administratif. Mais le mal était déjà fait.

«On a détruit trente ans de travail, détruit ma conception du pays, moi qui suis républicain dans l’âme. Cette femme ne souhaitait visiblement pas collaborer avec moi, pour diverses raisons, je suppose. Pourquoi pas? Mais ce que je reproche à l’institution, c’est de s’en être fait complice et d’avoir cautionné des agissements méprisables.

[Note de la rédactrice en chef: Cet extrait provient de l’ouvrage Au secours le prof est Noir! de Serge Bilé et  Mathieu Méranville. Il s’agit d’un livre fort important (qui devrait être traduit en d’autres langues) car il dénonce les pratiques discriminatoires envers les enseignants afro-antillais vivant en FranceCes pratiques ne se limitent pas au domaine de l’enseignement ni à la France.  Ailleurs, en Occident il arrive que des travailleurs afro-antillais subissent ces pratiques odieuses.  Voici un exemple aux É-U vécu par un ingénieur marié et père de famille faisant partie de l’intelligentsia américaine qui s’est suicidé:  https://www.usatoday.com/story/tech/news/2017/04/27/is-uber-culture-to-blame-for-an-employees-suicide/100938330/.  Quand une société permet que ce jeune homme soit détruit, cela  déshumanise, ampute  et appauvrit  tout le monde. L’ingénieur était beau, brillant et avait toute la vie devant lui (l'été dernier en France, une loi a été adoptée condamnant les auteurs de violence conjugale provoquant le suicide forcé chez leurs victimes.  Il serait important qu'une loi similaire soit adoptée en France et ailleurs pour les salariés victimes de harcèlement psychologique dans leur milieu de travail)..  Voici un autre exemple:  http://www.megadiversities.com/index.php?option=com_content&;view=article&id=141:exclusive-interview-with-the-author-kent-paul&catid=36:entrevues-&Itemid=55.  Tant  que les gouvernements ne mettront pas en place une législation appliquant des sanctions très sévères (le harcèlement moral a été criminalisé en France) aux employeurs (qui devraient avoir le fardeau de la preuve devant les tribunaux et non le travailleur qui subit le harcèlement) n’assurant pas un environnement exempt de harcèlement psychologique, ces combats se feront à armes inégales.  En sus, ces graves abus de pouvoir (souvent systémiques) ne diminueront pas de façon significative tout en donnant le sentiment aux harceleurs de pouvoir continuer d'agir en toute impunité.  L’extrait ci-dessus est dédié à tous les employés souffrant au travail et à ceux qui les soutiennent].

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À propos des auteurs:  

Mathieu Méranville est né en Martinique. Il a obtenu un diplôme à l’École supérieure de journalisme de Lille (1986). Ancien athlète, il œuvre au service des sports de la rédaction nationale de France 3 en tant que reporter tout en s’occupant des chroniques sportives sur la chaîne France Info. Il a entre autres écrit Les Noirs dans l'histoire, clichés et préjugés de l'époque coloniale à nos jours, Sport, malédiction des Noirs? et Poilus Nègres. Il a aussi interviewé des athlètes de haut niveau comme l’olympienne Malia Metella.

Serge Bilé, journaliste est l’auteur de plusieurs livres comme Noirs dans les camps nazis, Le seul passager noir du Titanic (il s’agit de l'histoire extraordinaire et tragique de Joseph Laroche, un ingénieur haïtien embarqué avec sa famille sur le paquebot mythique) traduit en anglais: Black Man on the Titanic: The Story of Joseph Laroche, Yasuke : le samouraï noir, Esclave et bourreau: l'histoire incroyable de Mathieu Léveillé, esclave de Martinique devenu bourreau au Canada, Les Noirs dans l'histoire, clichés et préjugés de l'époque coloniale à nos jours (écrit avec Mathieu Méranville).