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Entrevue exclusive avec la grande journaliste Lucie Pagé PDF Print E-mail
Written by Patricia Turnier   
Saturday, 17 July 2010 12:30

ucie Pagé est reconnue notamment au Québec et en Afrique du Sud pour ses écrits. Elle est née en Nouvelle-Écosse le 29 novembre 1961. Romancière, journaliste, réalisatrice, recherchiste, documentariste, Lucie Pagé a obtenu en 1985, un baccalauréat en journalisme à l’Université du Québec à Montréal (UQÀM). Par la suite, elle s'est installée pendant un an en Asie où elle a réalisé un reportage sur le Népal. Plus tard, elle a travaillé durant plusieurs années en tant que journaliste et recherchiste pour divers programmes de Radio-Canada (Contrechamp, Le Magazine économique, etc) autant à la radio qu’à la télévision. Madame Pagé a apparu à diverses émissions. Par exemple, on l’a vue au Québec dans le très populaire programme Tout le monde en parle à Radio-Canada. Elle a également œuvré à Télé-Québec où elle a réalisé plusieurs films et documentaires aux émissions L’indice, Visa Santé et Nord-Sud. Puis en 1990, elle est devenue correspondante en Afrique du Sud pour Radio-Canada au cœur du régime d’apartheid. Elle y restera jusqu’en 1999 pour ensuite faire le va-et-vient entre le Québec et l’Afrique du Sud.

Durant les dernières années, en tant que réalisatrice, madame Pagé a produit plusieurs documentaires particulièrement sur la violence faite aux femmes et sur les chants de libération d’Afrique du Sud. En tant que correspondante pour Radio-Canada et en empruntant un ton intime, madame Pagé nous a livré pendant les deux dernières décennies son expérience et nous a fait voir la vie africaine quotidienne: autant les beautés que les malheurs. Les livres de cette romancière s’adressent autant à ceux qui se ferment leurs yeux sur toutes les formes d’intolérance qu’aux citoyens du monde. Cette journaliste a été un témoin privilégié de l’émancipation des Noirs sud-africains. Ses ouvrages traitent des conditions qui ont mené à la fin de l'apartheid,  de la force et de la volonté d'un peuple. Il s’agit d’une très grande période historique et d’une page importante de l’histoire qui fut tournée. La conviction mais aussi l'humilité et la sagesse de Mandela ont permis à ce dernier, malgré tous les obstacles dressés devant lui, de croire en une cause juste. Lucie Pagé a vécu de près la libération de Nelson Mandela, son accession à la présidence jusqu'à son départ de la vie publique.  A cet égard, ses ouvrages nous permettent de mieux saisir les réalités de l’Afrique du Sud de l’intérieur.  Les thèmes abordés dans ses livres sont multiples:  le déchirement et la culpabilité d’une mère se séparant de son enfant, les liens interraciaux, le choc des cultures, la situation sociopolitique durant le régime apartheid et post-apartheid, la misogynie, les difficultés au niveau de la conciliation travail-famille, les iniquités sociales, les conditions de travail des pigistes, etc.

Devenue une figure connue au Québec, madame Pagé a publié régulièrement dans le quotidien La Presse et le magazine L'actualité.  Il importe de noter que cette journaliste est ouverte sur le monde. Trilingue, madame Pagé parle anglais, français et espagnol.   Les ouvrages édifiants de cette dame sont des best-sellers et sont diffusés dans plusieurs pays. Par exemple, Mon Afrique s’est très bien vendu  au Québec et a été traduit en anglais sous le nom de Conflict of The Heart. Il importe de noter que Mon Afrique a fait l’objet d’un documentaire sur la chaîne TV5.  En 2005, après deux ans de rédaction, madame Pagé a mis sur le marché Eva, un roman sur la vie d'un couple, elle blanche et lui noir.  Ce roman d’amour sur fond d’apartheid s’est vendu à plus de 20 000 exemplaires au Québec.  En 2006, madame Pagé a publié Notre Afrique, un livre sur la place de l'Afrique dans le monde contemporain, sur l'état de la situation en Afrique du Sud après 10 ans de démocratie et sur le mariage mixte.

Lucie Pagé a écrit près de mille reportages/documentaires/articles/conférences portant notamment sur son pays d’adoption, l’Afrique du Sud.  La romancière a été Présidente d’honneur du Salon du livre de l’Outaouais en 2004.  Elle a remporté le Concours de journalisme de Montréal (1985) et deux nominations aux Prix Gémeaux (2000) (par exemple, pour La route des chants de libération d’Afrique du Sud).  Son travail a été souligné par une mention spéciale au Festival Vues d’Afrique 1991 pour son documentaire sur la santé en Afrique du Sud ainsi que par le Festival des films de l’Afrique australe 1993 pour son documentaire sur la violence faite aux femmes, When Love Hurts.  En 2004, on lui a décerné la médaille d’argent (catégorie Santé) et une mention d’honneur (catégorie Société) du Prix du magazine canadien pour son article sur le Phelophepa.  A cet égard, au courant de sa carrière madame Pagé a fait découvrir les Sud-Africains comme un peuple d'inventeurs - 80 brevets accordés chaque mois, dont 12 sur le marché international.  Parmi les innovations rapportées du Phelophepa, on retrouve le "train de vie" qui parcourt 36 villages d'Afrique du Sud pour offrir ses services médicaux. "Ça, c'est une histoire de succès: ils ont touché plus d'un million de personnes qui autrement n'auraient pas ces soins"dit-elle.

Sur le plan personnel, madame Pagé a épousé à trois reprises Jay Naidoo sur trois continents (plus précisément en Asie : Inde, en Afrique :  Afrique du Sud et en Amérique :  Québec).  Monsieur Naidoo était entre autres activiste pour combattre le régime de l’Apartheid, syndicaliste, ministre des Télécommunications sous le gouvernement de Nelson Mandela.  En 2007, il a été aussi nommé en France Chevalier de la Légion d'Honneur.

En résumé, madame Pagé exerce sa profession de journaliste et de romancière avec passion et rigueur. Lucie Pagé est une femme qui bannit la langue de bois et qui brise les tabous.  L’Afrique est l’un de ses chevaux de bataille à savoir elle en fait campagne afin de redorer le blason de ce continent mal-aimé qu'elle juge victime d'un "apartheid mondial".  Les œuvres de Lucie Pagé sont captivantes et sont empreintes d’une sagacité.  Ses autobiographies se lisent comme un roman ce qui fait la marque de madame Pagé.  Ses ouvrages devraient être traduits en plusieurs langues  En guise de conclusion, nous attendons avec impatience les prochaines contributions de cette romancière.  Nous avons ainsi eu le plaisir chers lecteurs de rencontrer madame Pagé le 12 avril 2010 à Montréal dans sa belle propriété.  L’entrevue a eu lieu à son salon où l’on retrouve notamment une magnifique toile sud-africaine, une statue de l’insigne Nelson Mandela et Gandhi.  Propos recueillis par la rédactrice en chef, Patricia Turnier, LL.M (Maîtrise en droit).

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P.T.  Depuis quand et comment votre passion pour l’écriture s’est développée?

L.P.  Durant toute ma vie, j’ai lu les journaux, les magazines, etc.  Je souhaitais depuis mon enfance écrire pour des périodiques.  Mes voyages de jeunesse (à l’âge de 18-20 ans) m’ont incitée à passer à l’action.  J’ai commencé à écrire dans les journaux de mon CÉGEP.  Ensuite, j’ai complété un baccalauréat en communication à l’UQAM et ma carrière de journaliste a débuté après.  Par contre, en ce qui concerne mon livre j’ai été approchée en 1995 par l’éditeur de Libre Expression [appartenant à Québécor Média], André Bastien.  Il m’a demandé d’écrire un livre sur mon vécu.  Il avait entendu parler de mon parcours personnel et professionnel depuis 1990.  J’estimais que je n’avais rien à raconter et j’ai refusé.  Je lui ai dit que s’il y avait quelque chose à écrire cela se fera lorsque Mandela ne sera plus au pouvoir.  J’aurai ainsi vécu ce qu’on appelle l’ère Mandela : de sa libération à la fin de sa vie publique…

En 1999, après deux ou trois appels j’ai accepté.  Je me sentais prête à écrire.  Je voulais relater la transition de l’Afrique du Sud au niveau social, politique, etc. Je souhaitais faire part des miracles qui ont surgi suite aux diverses négociations dans ce pays.  L’éditeur tenait à ce que je traite de mon histoire.  Je pensais toujours que je n’avais rien à dire.  André Bastien voulait que je parle de ma garde partagée entre les deux continents.  Je lui ai répondu que personne ne s’y intéresserait. Je suis journaliste et je n’ai jamais employé le « je ».

P.T.  S’agissait-il d’un choix difficile et avez-vous vécu des moments où l’écriture de votre ouvrage était pénible?

L.P.  C’était comme une thérapie mais cela s’est avéré très difficile. Cela a pris cinq ans pour qu’on puisse me convaincre d’écrire sur ma vie.  Johanne Guay, mon éditrice, Luc Chartrand et André Bastien m’ont incitée à ouvrir les pages de ma vie.  L’une des raisons principales qui m’ont poussée à accepter était d’avoir la merveilleuse opportunité de parler d’une période historique cruciale concernant notamment l’ère Mandela.

Au début, lorsque j’avais des réticences, mes éditeurs m’ont rappelé qu’il existait déjà plusieurs livres académiques sur l’Afrique du Sud.  Ils voulaient que j’écrive un livre avec un langage simple et vulgarisé.  Ceci relève du journalisme où l’on vise à ce que tout le monde ait accès à l’information.  Un enfant de 12 ans peut comprendre mes livres.  Je parle avec mes émotions.  Je dis souvent que j’ai écrit Mon Afrique avec ma tête de journaliste, mon cœur de mère et mes tripes de femme.  Les éditeurs souhaitaient que je ne me censure pas.  Je les ai pris au pied de la lettre ce qui a donné un premier manuscrit de 1200 pages (rires).  J’ai évidemment réduit après mon ouvrage écrit.

P.T.  Bien que Mon Afrique soit une autobiographie cela se lit comme un roman.  J’espère qu’un jour, on en fera un film.

L.P.  En 2008, on a fait un documentaire sur mon livre intitulé L’Afrique dans la peau qui a été diffusé entre autres sur TV5.  Pour un film, cela prendra un gros budget.  Je préférerais voir avant Eva  transformé en long métrage.  J’aimerais aussi qu’Eva soit traduit en anglais pour que tout d’abord mon époux puisse le lire.

P.T.  Il n’est pas évident de se mettre à nu sur papier.

L.P.  En effet.  André Bastien et un collègue Luc Chartrand, grand journaliste ont fini par me convaincre d’écrire mon histoire.  Quand j’ai remis la première version, on a trouvé que les détails sur ma vie étaient laconiques.  J’ai dû les développer.  Je suis contente d’avoir écouté leurs conseils.  Ils avaient totalement raison.  Suite à la parution de Mon Afrique, j’ai reçu des milliers de lettres.  Le lectorat a beaucoup apprécié mon ouverture et l’absence de tabous.  Je bannis la langue de bois.  J’ai été honnête dans ma démarche et je n’ai pas caché mes faiblesses.  J’imagine que le public l’a senti et cela lui a plu.

Ce n’est pas évident de parler de dépression ce que j’ai fait dans mon premier livre, Mon Afrique.  C’est encore tabou.   Je suis directe et je dis ce que je pense.  Au point de vue historique, au cours des années j’ai fait des recherches sur la période apartheid et post-apartheid.  Un roman s’est ainsi dessiné dans ma tête.  Lorsque j’ai donné des conférences, une question revenait souvent :  Comment vit-on sous le régime apartheid?  La réponse a été Eva, mon deuxième livre, un roman historique (couvrant la période suivante :  1964 –1990) à caractère sentimental.  Il s’agit de quinze ans de recherches où je traite entre autres des escadrons de la mort du gouvernement sous le régime d’apartheid (Eugène Coetzee est un nom fictif du roman, tiré de deux escadrons de la mort du gouvernement de l’apartheid :  Dirk Coetzee et Eugene De Kock).  J’aurais pu écrire mes livres sous forme de reportage, de manière académique mais j’ai préféré vulgariser pour m’assurer que ce soit accessible au grand public. J’ai donc écrit mon livre de manière à ce que ne soit pas lourd ni aride.  Les chapitres plus politiques avaient une touche personnelle en lien avec ma vie.  J’ai souhaité garder un rythme tout en maintenant un genre didactique.  C’est de cette façon qu’Eva a pris naissance.  Notre Afrique est venu après parce que j’ai reçu des milliers de demandes qui souhaitaient avoir la suite de Mon Afrique.  Ceci a fait boule de neige.

Pour conclure, depuis mon enfance j’ai un grand intérêt pour l’écriture qui s’est développé au fil du temps avec les encouragements de  mon entourage et mes collègues notamment Luc Chartrand.  Les commentaires et les questionnements de mon public représentent aussi pour moi une source d’inspiration afin d’écrire mes romans.

P.T.  Vous avez souvent opté pour une forme d’écriture engagée dans vos œuvres.  Pouvez-vous nous en parler et partager avec nous ce que cela représente pour vous?

L.P.  Je ne considère pas que je suis engagée politiquement.  J’ajouterais que je ne milite pour aucune organisation.  Par contre, j’estime que je suis engagée pour la cause des femmes.  Mes documentaires parlent d’eux-mêmes.  Mon premier film, Toutes les 83 secondes concerne les viols en Afrique du Sud.  95% des victimes sont noires.  J’ai fait des recherches et j’ai découvert que rien n’a été fait.  Pourquoi?  Eh bien, parce que les victimes sont noires [silence]. Cela m’a révoltée et j’ai décidé de faire quelque chose parce qu’il faut en parler pour conscientiser les gens. Au fait, le viol et la violence domestique sont des phénomènes mondiaux nonobstant la race et la classe sociale.  L’égalité entre les hommes et les femmes n’est pas supposée être un débat, cela devrait aller de soi.  Il existe malheureusement encore de flagrantes injustices.

P.T.  Concernant vos œuvres, quels sont les commentaires de vos lecteurs qui vous ont le plus touchée?

L.P.  « Enfin, on comprend quelque chose sur l’Afrique du Sud »

       « Enfin, quelqu’un parle avec son cœur »

       « Je n’ai jamais lu un ouvrage avant Mon Afrique et maintenant je lis des livres »

Je crois que les gens ont surtout apprécié ma franchise.  Lorsque je me promène, des gens m’abordent et me disent:  « j’ai relu Mon Afrique et quand je manque de courage je le lis ».  Il y a une femme qui m’a confié avoir été à l’hôpital pendant un an parce qu’elle était atteinte du cancer.  Elle a lu Mon Afrique.  Elle est venue me voir au Salon international du livre de Québec en fauteuil roulant.  Elle m’a dit que je lui ai donné du courage et aujourd’hui cette femme est en rémission.  Elle m’a fait savoir que Mon Afrique a réveillé en elle, ce désir de vivre.

P.T.  Quelles ont été les retombées de votre documentaire Every 83 seconds dont vous avez fait part auparavant?

L.P.  Elles ont été très bonnes et positives.  Par exemple, j’ai rencontré la petite-fille du Mahatma Gandhi, Ela Gandhi.  J’ai fait une entrevue avec elle et quand elle a su que j’étais la documentariste d’Every 83 seconds, elle m’a pris les mains et m’a dit :  « si tu savais comment ton documentaire a aidé des femmes, cela a brisé le silence ».  C’est un honneur pour moi de recevoir de tels commentaires.  Le problème demeure inconnu si personne n’en parle.  Il faut dénoncer les agresseurs :  frère, père, mari…  Un permis de mariage n’est pas un permis de viol.  Il existe des femmes qui croient qu’elles sont obligées d’écouter leurs partenaires parce qu’ils sont leurs maris.  Je regrette mais les femmes ont des droits.  Il y a des hommes sud-africains qui étaient offusqués car ils me disaient que je me mêlais de leur culture.  Il y en a qui faisait un amalgame entre la culture et l’hégémonie sur les femmes.  En d’autres mots, la culture n’a rien à voir avec la misogynie.  Ela Gandhi m’a dit que mon documentaire a donné le courage à certaines femmes de mettre fin au cycle de la violence.  Il y en a une qui subissait la sodomie tous les jours!  Après avoir vu mon documentaire, elle a dénoncé son mari.  Elle a quitté le foyer familial et s’est rendue à un refuge pour femmes.

P.T.  Il y a des gens qui comprennent difficilement pourquoi ces femmes restent dans ces situations mais il existe beaucoup de chantage émotif où le conjoint menace de garder les enfants, etc.

L.P.  Oui, effectivement et je traite de tous ces angles dans mon documentaire.  La raison principale qui retient ces femmes est la question financière.  Cette situation existe dans toutes les sociétés.  Une femme sur trois dans le monde a subi ou subira la violence.  Il est triste de constater qu’en 2010, le genre féminin doit encore se battre pour faire savoir qu’il est un être humain.  La femme n’est pas la propriété privée de qui que ce soit.

J’ai entendu dernièrement dans un média d’ici :  « A-t-on toujours besoin du 8 mars pour célébrer les femmes? »  J’ai voulu sortir de mes gonds.  Il y a des gens qui souhaitent vivre avec un voile.  Pour revenir au 8 mars, non seulement on en a besoin mais aussi d’un 9, 10 janvier ou février aussi.  Mes enfants me voient réagir lorsque j’entends des commentaires désobligeants concernant les femmes.  Cette situation crée des débats dans mon foyer et c’est important pour moi de conscientiser mes jeunes.  C’est en éduquant la jeunesse que les choses peuvent changer.  Mes enfants ne seront pas racistes, homophobes, misogynes et ainsi de suite.  Je veux qu’ils soient contre toute forme d’oppression.  Ils ont rencontré des gens de tous les horizons :  Mandela, le Dalaï Lama, etc.  Ils ont mon mari comme exemple dans leur foyer qui a été un grand activiste, militant antiapartheid et auteur de son prochain livre Fighting for justice.  Il fut un temps où il lui restait très peu de jours à vivre, il souffrait de tuberculose.  Une grande femme sage d’origine indienne est venue et a fait des prières.  Elle a dit qu’il ne mourra pas parce qu’il est un mahatma.  Ces mots m’ont donné des frissons.  Elle avait raison, il est toujours avec nous.

P.T.  Quelle est votre appréciation générale de l’ère post-apartheid en Afrique du Sud et quels sont selon vous les nouveaux défis à relever dans ce pays?

L.P.  Je parle beaucoup de la période post-apartheid dans Mon Afrique.  Beaucoup de choses se sont passées au niveau de la démocratie particulièrement durant les quinze dernières années.  J’ai interviewé dans le passé Nadine Gordimer qui a gagné le Prix Nobel de littérature en 1991.  Elle disait que des gens critiquaient la présence des sans-abri au pays dix ans après la fin de l’apartheid.  Elle leur a rétorqué qu’en Occident il y aussi des sans domicile fixe, des crimes et des inégalités.  Il y a eu 350 ans de racisme en Afrique du Sud, alors les choses ne se transforment pas rapidement.  Cela peut même prendre plus de deux générations.  Personnellement, j’ai observé de grands changements de 1990 à l’an 2000.  Les gens de toutes origines se mêlent.  J’ai visité par exemple le Zimbabwe qui est indépendant depuis 30 ans.  Jusqu’à présent, les Blancs et les Noirs ne se mélangent pas.  En Afrique du Sud, on voit le rêve arc-en-ciel de l’archevêque Desmond Tutu qui se réalise.  Ce pays vise la démocratie multiraciale.  Il existe évidemment des défis à relever :  la violence, le sida ( où l’activiste Zackie Achmat, séropositif, président de Treatment Action Campaign  milite pour la cause), l’acquisition d’un plus grand pouvoir économique chez les Autochtones,  etc.  Ces défis d’après moi ne sont pas insurmontables même si cela prend du temps.  Il faudra capitaliser les divers progrès mis en branle depuis la période post-apartheid surtout au niveau de l’éducation.  Je vais paraphraser un célèbre proverbe africain :  

« Éduquer un homme, c’est éduquer un individu », « Éduquer une femme, c’est éduquer toute une société parce que la femme, pilier de la famille est le vecteur de la culture, la langue, l’histoire, la tradition… ».

P.T.  D’après ce que je vois, vous n’êtes pas afropessimiste.

L.P.  Pas du tout.

P.T.  Partagez avec nous en quelques mots vos impressions sur les personnalités suivantes que vous avez côtoyées et/ou interviewées:

P.T.  Walter Sisulu

L.P.  Il était l’un des plus grands hommes de la planète et le mentor de Mandela.  Il l’a guidé depuis sa jeunesse et lui a communiqué qu’il était l’homme de la situation pour l’Afrique du Sud.  Sisulu aimait travailler dans l’ombre, il était le cerveau de l’ANC.  Il possédait les trois grandes qualités d’un leader :  l’intégrité, l’humilité et la compassion.

P.T.  Nelson Mandela

L.P.  Il est extraordinaire et il possède les  trois grandes qualités que je viens de nommer pour Sisulu.  Il est doté d’un grand charisme et il est sémillant.  Il s’agit d’un grand homme de paix et de justice qui est profondément humain.  Par exemple, la première chose qu’il a dite suite au 11 septembre 2001 était:  « il faut négocier avec l’ennemi, Al-Quaida ».  Pour lui, aucune paix n’est durable sans l’implication de toutes les parties impliquées dans la problématique.  C’est ce qu’il a appliqué dans son propre pays en impliquant les parties adverses pour trouver des solutions.  Il encourage le dialogue et pour lui, il appartient à tout le monde de faire des compromis.  Mandela a su montrer un grand exemple de pacifisme et d’harmonie au monde entier.  Il est le seul homme vivant de la planète à qui le Canada a octroyé la citoyenneté canadienne à titre honorifique.

Mandela est un homme qui s’intéresse aux autres et qui a le sens de l’humour.  Lorsque mon fils était un enfant, il lui a mentionné qu’il se souvenait de lui.  Mon fils lui a répondu :  « moi, aussi je me souviens de toi » et  Mandela lui a dit :  « ah, oui tu te souviens de moi?  Comment cela se fait-il? (rires).  Ceci dénote son humilité.  Quand il était à l’émission d’Oprah et qu’il se trouvait à la salle de maquillage, il a demandé quel serait le sujet du programme.  La maquilleuse lui a répondu que c’était lui.  Il a répondu :  seulement moi? (rires).

P.T.  Le Dalaï Lama

L.P.  Ce leader spirituel est d’une grande tendresse et douceur.  Il a aussi une humilité, intégrité et compassion.

P.T.  Fidel Castro

L.P.  Il est très controversé mais j’ai compris son pouvoir lorsque j’ai soupé durant une soirée avec lui où il y avait une centaine d’invités.  J’étais assise à sa table d’honneur.  Il a fait un discours en espagnol.  Personne ne comprenait ce qu’il disait mais les gens pleuraient.  Il s’agit d’un homme puissant doté d’un charisme indéniable.  Il a soutenu Mandela à travers sa lutte anti-apartheid.

P.T.  Le couple Clinton

L.P.  Il s’agit d’un couple fascinant. Quand j’ai rencontré Hillary Clinton, elle avait visité pendant toute la journée des projets de femmes.  Je perçois madame Clinton comme une femme ambitieuse qui a une certaine soif du pouvoir avec une tête sur les épaules.  Bill Clinton a mentionné avoir été transformé sur le plan personnel grâce à Mandela.  J’ai d’ailleurs remarqué cela aussi.  A son 80ème anniversaire de naissance, Bill Clinton a pris l’engagement devant nous de dévouer une partie de sa vie au niveau de la lutte contre le sida.  Il continue toujours ce combat en ce sens.  Ce couple est spécial.  Les deux ont de l’ambition.  D’après moi, ceci peut être à la fois positif et négatif.  Je vois deux côtés dans cette médaille.

P.T.  L’archevêque Desmond Tutu

L.P.  Cet homme peut s’exprimer dans n’importe quelle langue et j’aurai toujours des frissons.  Voilà, un autre homme intègre.  Il a une grande compassion et il est contre toute forme d’intolérance :  l’homophobie, etc.  D’ailleurs, la constitution sud-africaine est parmi les plus avant-gardistes au monde.

P.T.  Nous allons encore parler de Nelson Mandela.  Vous étiez présente en tant que journaliste lors de son investiture présidentielle en 1994.  Qu’avez-vous ressenti lors de cet événement historique que vous avez couvert?

L.P.  Pour moi, la planète venait d’accomplir l’un de ses plus grands pas de l’humanité.  Il y avait 150 000 personnes, des avions, des hélicoptères, etc.  Des militaires se trouvaient dans le ciel avec toutes sortes de couleurs.  Parmi eux, il y avait des gens qui étaient prêts à tuer dans le passé.  On n’en croyait pas nos yeux et on avait l’impression d’assister à un miracle.  Le nouveau drapeau qui flottait m’a frappée.  Il ne signifiait rien à l’époque parce que les Blancs avaient leur drapeau et les Noirs le leur.  Il s’agissait de la naissance d’un pays et de l’avènement d’un symbole d’unité.  L’Afrique du Sud a onze langues officielles.  Ici, on a de la difficulté à en avoir deux.  J’étais très émue et j’ai pleuré durant l’investiture.  Au fait, tout le monde a pleuré.  Castro était présent et on voyait qu’il était touché.

P.T.  Quels sont les écrivains sud-africains que le grand public devrait découvrir?

L.P. Deon Meyer écrit des polars sud-africains extraordinaires (il est aussi informaticien et a son site), Rian Malan (un Afrikaner) qui a signé My Traitor’s Heart et Justice Malala.  J’ai  été dernièrement au Rwanda et j’ai découvert que plusieurs auteurs sont nés suite au génocide parce qu’ils ont des choses à dire.  C’est un peu le même phénomène que j’observe en Afrique du Sud suite à la période post-apartheid.  Beaucoup d’auteurs de toutes origines surgissent.  Avant, les Noirs n’avaient pas le droit d’écrire ou ils le faisaient en utilisant un pseudonyme, j’en fais d’ailleurs état dans Eva.  La littérature crée la magie en Afrique du Sud.  Je peux en dire autant pour les autres domaines artistiques qui sont extrêmement riches:  la peinture, la musique, le théâtre, l’artisanat, la danse, etc.

P.T.  Quels sont vos nouveaux projets que vous pouvez partager avec nous?

L.P.  Mon prochain roman (qui sortira en octobre via la maison d’édition Libre Expression) sera une fable sociale qui parlera de deux grands thèmes :  le racisme et l’homophobie.  J’ai beaucoup d’amis gais et je suis dans un couple interracial.  Par conséquent, ces sujets m’interpellent.  Je trouve inacceptable que des gens soient jugés par leur différence et qu’on ne leur donne pas les mêmes chances dans la vie pour ces raisons.  Je tiens à militer jusqu’à la fin de mes jours pour la justice humaine.  Tout le monde a le droit d’être traité dignement.  La peau n’est qu’une enveloppe. Il existe des gens méchants et malhonnêtes dans toutes les races, les sexes, les classes sociales, les religions, etc.  Par exemple, j’ai parlé plus tôt dans l’entrevue de mon personnage Eugène Coetzee (dans mon roman Eva) basé sur la vie réelle de deux policiers de l’apartheid qui faisaient du barbecue avec des êtres humains sans aucun remords tout en allant tous les dimanches à la messe.

Pour revenir à mon prochain roman qui s’appellera Encore un pont à traverser, j’ai inventé un lieu où il existe une forme d’apartheid.  Une révolution négociée aura lieu à cet endroit.  Les deux héros principaux de mon ouvrage sont Mazaire et Mazilda, des jumeaux. J’ai aussi incorporé dans la trame du récit des problématiques contemporaines :  le multiculturalisme, la mondialisation, la mixité des couples.

P.T.  Quels conseils avez-vous à donner aux jeunes qui souhaitent suivre vos traces en tant qu’écrivains, journalistes et/ou réalisateurs?

L.P.  Quel que soit son choix de carrière, il faut éprouver de la passion.  On ne doit pas opter pour une profession parce que son père ou sa mère le souhaite.  Le choix d’un métier est comme un mariage.  Au fait, il s’agit d’un mariage professionnel.  Par conséquent, on ne doit pas se réveiller tous les matins de la semaine pour aller faire quelque chose par obligation.  Il ne faut pas être aveuglé par le salaire.  Personne ne quittera cette terre avec son portefeuille.  On ne doit pas l’oublier.  Il importe donc de faire ce que l’on ressent à l’intérieur de soi.  Concernant le journalisme et la réalisation, cela doit se faire avec intégrité.  Pour moi, il s’agit de la valeur planétaire la plus importante.  S’il n’y avait pas de corruption, la pauvreté serait terminée.  Concernant l’argent, je dis souvent à mes enfants qu’on peut tout leur voler dans la vie :  les meubles, la maison, etc.  Par contre, personne ne pourra vous enlever ce que vous avez appris.  Alors, l’un des meilleurs conseils que je suis en mesure de donner aux jeunes est d’acquérir une éducation qui sert de base pour tout.  On ne peut voler aussi la passion.  Avec la passion, je crois que tout est possible!  On doit donc suivre son cœur et faire son chemin avec honnêteté afin de pouvoir dormir la nuit.  La passion est une richesse innomée.  Je pense qu’en ce sens l’Occident a perdu quelque chose ce qui n’est pas le cas pour l’Afrique.  Ici, on mesure la richesse avec le verbe « avoir » et là-bas cela s’évalue avec le verbe « être ».  Il faut revenir à cela, c’est l’essence de tout.  On a juste à ouvrir le Bescherelle et le premier verbe que l’on voit est « avoir ».  Pourtant, on ne peut rien faire sans « être » en premier.  Mes enfants ont vu en Afrique des gens qui ont moins de moyens matériels qu’en Occident mais ils ont observé leur sens du partage et l’importance de faire une place à l’autre avec un sourire.  La richesse est l’échange sur la culture et la tradition.  Je me battrai toujours pour cela.

P.T.  Quel est votre mot de la fin?

L.P.  Avec la passion tout est possible!

P.T.  Merci madame Pagé pour cette très belle entrevue et pour nous avoir permis de rentrer dans l’univers de votre prochain roman.  Ce fut un honneur de vous interviewer!

 


 

Les œuvres de Lucie Pagé :

Afrique (Mon) , 2001, réédité en 2004 et 2009.  Cet ouvrage a été aussi publié en Afrique en 2004 sous le nom de Une femme au cœur de l’apartheid

Eva , 2005

Afrique (Notre) , 2006

Les ouvrages de Lucie Pagé sont disponibles sur www.amazon.ca et .fr

Quelques documentaires de madame Pagé:

- La route des chants de la libération (qui a reçu une nomination aux Prix Gémeaux en 2000)

- Every 83 seconds… (réalisé en 1992)

- When Love Hurts (qui a reçu une mention spéciale au Festival des films de l’Afrique australe en 1993)

- Voyage sonore à Robben Island (réalisé en 1997)

Quelques citations fameuses de Lucie Pagé:

"le racisme ne doit pas être toléré, mais combattu concrètement"

"Le racisme s'enseigne, s'apprend, se transmet. On ne naît pas raciste. On le devient. Et c'est la raison pour laquelle il peut être éradiqué, peu importe où il plante ses racines"

"À mesure que ça se branche, les enfants peuvent avoir accès à des bibliothèques, à de l'information. La technologie est un élément clé de l'accès au savoir et donc de l'accès au pouvoir.  Et il faut que ça rejoigne la femme qui accouche, qui porte l'eau, qui porte les bébés, les familles... Il faut éduquer la femme", affirme Lucie, qui cite un proverbe africain pour illustrer son propos: "Lorsque vous éduquez un homme, vous éduquez un individu, mais lorsque vous éduquez une femme, vous éduquez une famille, une nation."

"L’Occident s’acharne avec arrogance à décrire le continent africain très négativement. Il faut rendre justice à ce qui se passe vraiment en Afrique"

 

Un extrait percutant de Mon Afrique (p.  220):

“Mandela devant s’envoler pour Oslo dans la soirée du 6, il viendra dîner avec nous, de midi à quatorze heures.  Enfin, je peux planifier le repas…  Je commande un gâteau aux couleurs du Québec et de l’ANC, bleu et blanc d’un côté, jaune, noir et vert de l’autre.  Ma mère, évidemment, ne se doute de rien.

Le matin du grand jour, Loulou [l'employée de maison] fait la grasse matinée, restant au lit à lire.  Je vais lui dire qu’elle devrait se lever et se préparer.

-Me préparer pourquoi?

-Nous avons une surprise pour toi.  Nous te donnons ton cadeau de fête aujourd’hui au lieu de demain.

-Quelle est la surprise?

-Un repas privé avec Nelson Mandela.

-Qu’est-ce que tu racontes?

-Je te dis que tu vas dîner avec Mandela, alors lève-toi et grouille-toi!  Il sera ici dans trois heures!

Loulou me regarde complètement incrédule, comme si je la menais en bateau.  Elle se sent presque insultée, car on ne blague pas avec une telle chose.

-Arrête-moi ça!

-Non, je te dis, il vient dîner!

-Ici?

-Oui, oui, ici.

-Arrête-moi ça!  Tu n’es pas drôle du tout!

Pendant quinze minutes-du temps précieux quand il y a tout à organiser-, Loulou et moi nous nous engueulons presque.  Elle ne veut absolument pas me croire.  Elle pense que je veux faire la drôle.  J’ai toujours été la drôle de la famille.  Maintenant, ça joue contre moi.  Alors je lui dis que je dois commencer à préparer la maison et que si elle veut vraiment recevoir Mandela en chemise de nuit, l’air fripé, libre à elle.  Et je quitte la chambre.

Elle vient me voir

-Mais tu es sérieuse!

-Pourquoi penses-tu que je suis allée chercher la caméra vidéo à l’Institut hier?  (Il s’agit d’une caméra qu’emploient les professionnels et avec laquelle nous enseignons le journalisme).  Il arrive à midi, alors GROUILLE-TOI!

C’est la panique.  Elle réalise enfin que je ne blague pas”.