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De la réalisation à la production et la distribution des films afro-américains PDF Print E-mail
Written by DR ANNE CRÉMIEUX Ph.D. UNE COURTOISIE © EDITIONS L’HARMATTAN WWW.EDITIONS-HARMATTAN.FR   
Tuesday, 13 September 2016 00:00

De la réalisation à la production

En 1999, les films réalisés par des Afro-Américains représentent 5,4% du total de la production hollywoodienne, une proportion en faible augmentation depuis 1993. Les Afro-américains sont en fait devenus la minorité la mieux représentée proportionnellement à sa taille, en particulier par rapport aux femmes, aux Asiatiques ou aux Amérindiens. Cette réussite tient sans doute au nombre de plus en plus important de producteurs noirs américains dont beaucoup sont ou ont été acteurs ou réalisateurs.

Le producteur choisit les cinéastes avec lesquels il travaille (il peut être l’initiateur du projet ou répondre à ce qu’on lui propose) et veille à ce que le film soit le plus rentable possible. Cet objectif implique que le producteur soit convaincu du potentiel commercial du film et qu’il se sente capable de l’exploiter au mieux. David Puttman, producteur britannique ayant beaucoup travaillé à Hollywood, applique une méthode simple pour effectuer ce choix :

"Suite au troisième film, That’ll be the Day, j’ai mis en place les paramètres autour desquels je travaille depuis : que ce soit très concret, très impliqué, qu’il y ait des éléments de scénario semi-autobiographiques auxquels je sois sensible1."

David Puttman doit donc se reconnaître ou au moins se sentir impliqué dans les films qu’il produit. Dès lors il devient clair qu’un cinéaste noir peut s’avérer plus réceptif que d’autres à un sujet afro-américain. À propos de faire appel à un producteur ou un réalisateur blanc pour faire un film noir, Sidney Poitier, lui-même devenu producteur et réalisateur, explique :

"Le type qui fera [un film] pour nous le fera de son propre point de vue. Ce sera son film. Ce sera son opinion. Et si l’on peut tirer une leçon du passé, c’est qu’on ne peut pas compter sur lui pour refléter notre réalité2." 

La faible diversité du début des années quatre-vingt-dix est en partie due à l’absence de producteurs susceptibles de soutenir des projets qui se démarquaient des formules habituelles. À la fin des années quatre-vingt-dix, Soul Food (George Tillman Jr. , 1997), Eve’s Bayou (Kasi Lemmons, 1997), Hav Plenty (Chris Cherot, 1998) ou Beloved (Johnathan Demme, 1999) ont été produits par des Afro-Américains : Kenneth « Babyface » Edmonds pour Soul Food et Hav Plenty, Samuel Jackson (entre autres) pour Eve’s Bayou et Oprah Winfrey pour Beloved.

En 1996, alors que la cérémonie des Oscars avait particulièrement peu récompensé les artistes noirs, un article de Newsweek posait clairement la question suivante: « Hollywood est-elle vraiment raciste ? » La réponse est prudente, mais néanmoins fort claire.

À première vue, les Noirs américains semblent être les rois du showbiz.  On compte de belles réussites comme celles d’Oprah Winfrey ou de Whitney Houston. Mais pour les artistes, les producteurs et les hommes d’affaires afro-américains, cela ne suffit plus. Ils se plaignent des faibles budgets que les studios leur confient, des rôles limités qu’on leur offre et des films urbains de gangster et d’histoires de drogue dont Hollywood s’est fait une spécialité depuis quelques années. Proportionnellement à leur budget, les films noirs dégagent souvent les meilleurs résultats (…) Mais existe-t-il un Afro-Américain qui puisse donner le feu vert à un projet ou approuver d’un cautionner un film quel qu’il soit ? Non, aucun. Trouve-t-on des Noirs parmi les agents des grandes compagnies de casting ? Il faut chercher vraiment longtemps3.

Le journaliste de Newsweek, comme Mario Van Peebles, Grace Blake et Warrington Hudlin, remarque avant tout l’absence de pouvoir au plus haut niveau. Il explique que Bill Cosby n’a pas réussi à racheter NBC, que Terry McMillan n’a pas pu faire produire Waiting to Exhale par un Afro-Américain car les studios refusaient alors de faire affaire, et que Babyface a composé la musique de Soul Food mais n’a pas pu la produire. Il en conclut que les enjeux se sont déplacés du domaine de la réalisation à celui de la production :

Faut-il invoquer le racisme ? En partie, bien sûr, c’est probable. Mais il est surtout question de clanisme. Étant donné leur tendance à se donner des coups de couteau dans le dos, les cadres hollywoodiens préfèrent avoir affaire à des adversaires appartenant à leur propre famille génétique. Le bon sens suggère aussi que ce n’est qu’une question de loi du marché : les films noirs obtiennent des budgets inférieurs parce que leur public est limité. Bob Johnson, l’entrepreneur noir à la tête de Black Entertainment Television, en a conclu que la seule réponse solution consistait à ouvrir un studio afro-américain. Il compte s’adresser aux plus grandes stars noires et aller chercher des capitaux à Wall Street, bien que ce soit pour l’instant sans grand succès. Ses efforts n’ont cependant pas encore porté leurs fruits. (…) Si les vedettes noires veulent davantage de pouvoir, il faut qu’elles se mettent à investir directement dans des projets noirs indépendants– ou alors qu’ils arrêtent de se plaindre de ne pas être sélectionnés aux Oscars4.

La naissance de nombreuses maisons de production afro-américaines a effectivement été motivée par l’existence d’un marché substantiel pour les films s’adressant au public noir, les producteurs afro-américains se sentant aptes à répondre à cette demande. La mise en place d’un studio d’une ampleur hollywoodienne semble cependant encore lointaine. En 1993, Stephen Byrd (banquier à Wall Street) a créé la première agence hollywoodienne spécialisée dans le financement international de films afro-américains5. Il souhaitait réaliser ce que Motown a pu faire dans la musique. Son projet n’a pas pris les proportions souhaitées. En effet, sans doute du fait de divergences profondes d’opinion sur ce que doit être le cinéma afro-américain dont les courants sont multiples, il n’y a jamais eu d’organisation collective de la production qui aurait pu émaner de la collaboration de quelques grandes stars ou de la croissance d’associations de type corporatiste telles que la Black Filmmaker Foundation. Or, comme l’explique Nelson George, la machine hollywoodienne ne présente pas toujours l’ouverture d’esprit propice à l’expression des minorités :

"Au jeune cinéaste noir, Hollywood offre de l’argent, des dizaines d’années d’expertise technique et sa capacité de promotion et de distribution. Le cinéaste noir afro-américain offre sa connaissance profonde de la culture afro-américaine, une précieuse approche non traditionnelle de l’Amérique en général, et un public assuré et régulier. Ces différences fonctionnent parfois de manière très complémentaire. Mais le plus souvent ce n’est pas le cas. Chaque film afro-américain est un long combat qui commence à l’étape du scénario, se poursuit pendant la production et finit avec le marketing et la promotion du produit terminé. Ces batailles opposent les conventions du savoir-faire hollywoodien (« les règles du business ») aux impératifs de la culture afro-américaine, même dans ses manifestations les plus édulcorées. Il s’agit, en grande partie, de différences culturelles. Il s’agit, en plus grande partie encore, de différences de classe.

Ce qui me frappe le plus à propos d’Hollywood en tant qu’institution, ce n’est pas son désintérêt pour la culture noire (ou hispanique, ou asiatique), mais son incompréhension de toute culture spécifique qui ait des intentions ou des valeurs qui s’écartent de l’obsession qu’entretient Hollywood pour le grand public, dans tout son universalisme et sa banalité.

(…) Il y a bien quelques Afro-Américains, Hispaniques ou Asiatiques qui en font partie. Mais aucun d’eux n’a le pouvoir de faire un film seul et ils mènent un combat constant, et globalement perdu d’avance, pour maintenir une vision non blanche dans un milieu où le seul but est d’amasser les dollars6."

Les discours sur le besoin de faire contrepoids à la machine hollywoodienne se confrontent à la puissance économique d’une industrie établie. Presque totalement contrôlés par des Blancs, les studios hollywoodiens sont prêts de manière ponctuelle à investir dans le cinéma de minorité, offrant alors des moyens de production, de promotion et de distribution difficiles à concurrencer. Le cinéma est un marché dont le coût d’entrée constitue un obstacle majeur.

Ce qui empêche les Afro-Américains de prendre en charge des films d’un bout à l’autre, c’est avant tout l’absence de contrôle au niveau de la promotion et de la distribution. En effet, Oprah Winfrey ou Ice Cube disposent d’assez d’argent pour financer des films importants. Cependant, tant qu’il n’existera pas de réseau de distribution contrôlé totalement ou en partie par des Afro-Américains, toute ambition de production indépendante de grande ampleur ne pourra être que ponctuelle et impliquer une négociation spécifique. C’est la stratégie de John Singleton ou d’Oprah Winfrey qui, comme Spike Lee, produisent leurs films en collaboration avec des studios hollywoodiens capables de les distribuer à une plus grande échelle que tout indépendant ne pourrait le faire. Si l’accès aux moyens de production n’est pas satisfaisant, les progrès concernant les moyens de distribution sont encore à l’état embryonnaire.

La distribution

La dernière branche à conquérir pour les Afro-Américains est la distribution. D’importants progrès ont été faits dans les domaines de la réalisation, puis de la production et des métiers de techniciens du cinéma, mais la présence de Noirs au niveau de la distribution reste très marginale. En décembre 1994, Doug McHenry exposait les projets ambitieux qu’il avait pour l’avenir :

"La prochaine étape est de se lancer et de trouver notre propre financement de production. Et au bout du compte, on sera en position de financer nos propres films... On sera propriétaires du négatif – puis il faudra penser à la distribution7." 

Les enjeux les plus immédiats concernent sans doute encore la production, mais la distribution reste l’objectif ultime. En effet, elle détermine la population qui est ciblée et la manière de l’atteindre.

De 1986 au milieu des années quatre-vingt-dix, beaucoup de cinéaste noirs passaient par l’intermédiaire de distributeurs indépendants pour diffuser leurs films. Le réseau indépendant a produit une grande partie des films afro-américains qui, lorsqu’ils ne bénéficiaient pas d’une très bonne distribution, connaissaient souvent un meilleur succès en vidéo. La vidéo représente encore aujourd’hui une importante voie de distribution. La production afro-américaine évolue cependant vers une plus large participation des grands studios.

[...] Globalement, les 60 films dont les budgets et recettes sont connus dégagent un bénéfice de plus de 800 millions de dollars pour un investissement cumulé de 1335 millions de dollars. Le ratio moyen recette / budget est de 2,7.  Le budget moyen d’un film hollywoodien est estimé aux alentours de 30 millions de dollars. Les films indépendants participent à cette faible moyenne. Par rapport aux films réalisés entre 1986 et 1994, quatre films grands public présentent des budgets supérieurs à 50 millions de dollars, Metro, Tears of the Sun, Bulletproof Monk et 2 Fast 2 Furious. Seul Metro donne la vedette à un Afro-Américain, Eddie Murphy, la star noire la plus appréciée des Blancs. Cela n’a toutefois pas empêché le film de perdre de l’argent lors de sa sortie en salle.

De nombreux films à plus faibles budgets ont été distribués de manière à toucher presque exclusivement la communauté noire. Les responsables commerciaux parlent de « niches », sorte de marchés restreints fortement ciblés. Certains films indépendants sont distribués selon des méthodes similaires à celles d’Oscar Micheaux dans les années trente. Ainsi, Daughters of the Dust (Julie Dash, 1991), Sankofa (Hailé Gerima, 1993) et The Watermelon Woman (Cheryl Dunye, 1997) font partie de ces films qui trouvent un public spécifique par des voies de distribution atypiques, circulant dans les festivals, les églises, les centres communautaires et les salles d’art et essai. Daughters of the Dust a été distribué par Kino International dans un cinéma new-yorkais, de janvier à août 1991, pour ensuite passer de ville en ville à travers les États-Unis. Hailé Gerima n’a pas trouvé de distributeur pour son film, il n’a donc pas eu de financement pour en faire des copies et le film a simplement été envoyé de festival en festival, d’université en université, en s’arrêtant parfois dans un cinéma indépendant. Puis, bénéficiant d’un excellent bouche à oreille et apparaissant pendant trente semaines parmi les vingt meilleurs résultats par salle du tableau hebdomadaire de Variety, il a été distribué dans plus de quarante villes, dans jusqu’à dix-neuf cinémas à la fois, faisant souvent salle comble pendant plus de dix semaines8. Sankofa n’a sans doute pas touché l’intégralité de son public potentiel mais il a néanmoins prouvé que l’on pouvait encore distribuer un film hors du circuit hollywoodien. Enfin, The Watermelon Woman, diffusé en salles par First Run Pictures et en vidéo par Dangerous To Know (spécialisé dans les films gays et lesbiens) a touché un public sans doute encore plus restreint par le biais des festivals et des salles d’art et essai puis, comme les premiers, par sa diffusion vidéo. Ces films vendent avant tout leur indépendance et leur différence. Ils ont tous été produits avec des budgets très faibles, grâce à l’aide de nombreuses associations culturelles ou éducatives dont les fonds impliquent une production cinématographique très limitée. Ces diffusions alternatives par les festivals et par le démarchage de salle en salle, par la vidéo et par la télévision câblée (en particulier les chaînes où l’on paye pour chaque film –« pay per view ») restent marginales, notamment en termes d’impact culturel national et international. Elles offrent cependant au cinéma indépendant de meilleures conditions de diffusion que par le passé.

Les cinéastes noirs ont néanmoins pour la plupart des ambitions commerciales à grande échelle. Longtemps, la Black Filmmaker Foundation, Spike Lee ou Melvin Van Peebles exprimaient inlassablement le souhait que non seulement les cinéastes noirs aient la possibilité de s’adresser à des producteurs afro-américains, mais que les conditions de distribution s’améliorent par la présence dans les studios d’Afro-Américains mieux à même de promouvoir leurs films.  Ils sont également davantage susceptibles de prévoir une bonne réponse du public et de distribuer ces films dans un grand nombre de salles, selon la logique que le matraquage publicitaire attire le monde.  Ces souhaits ont été en partie réalisés.  La plupart des studios ont désormais des employés spécialisés dans la promotion des films afro-américains. Soul Food ou The Wood (Rick Famuyiwa, 1999) ont connu des sorties nationales dignes de mini « blockbusters ». Les films qui s’adressent à la communauté noire ont cependant du mal à toucher pleinement leur public faute de cinémas implantés dans les quartiers populaires. Pourtant, les Afro-Américains sont de grands consommateurs de produits audiovisuels : constituant 13% de la population américaine, ils représentent 25% du public en salle, 20% des consommateurs de films en « pay per view»,9 et les films sur les Noirs ou réalisés par des Noirs se louent en moyenne 50% plus que le reste de la production10.

[L'article ci-dessus est un extrait du livre intitulé Les cinéastes noirs américains et le rêve hollywoodien publié en 2004 (chapitre 6: Le triple enjeu de la production, de la promotion et de la distribution – déceptions et revendications des cinéastes noirs)]

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1 Squire, Jason E. (ed.), The Movie Business Guide, 1983, p. 34
Poitier, Sidney, My Life, 1980, p. 352
Roberts, Johnnie L., Newsweek, « Is Tinseltown Really Racist ? Read On », 01.04.96, p. 49
Roberts, Johnnie L., Newsweek, 01.04.96, p. 49
Voir Brown, Colin, Variety, « Black slate goes after Intl finance », 30.04.93. Comme l’explique l’article, par « afro-américain », Stephen Byrd entend des films réalisés par des Noirs, pour et à propos de la communauté noire
George, Nelson, 1995, p. 203
7 Lowery, Mark et Sabir, Nadirah Z, Black Enterprise,  « The Making of "Hollyhood" », décembre 1994, p. 104
Voir à ce sujet Ecrans d’Afrique, « Sankofa et l’audience africaine d’Amérique », premier trimestre 1996, n°15, p. 6(4), ainsi que les numéros du 17 janvier au 30 août 1992 de Variety.
9 Fabrikant, Geraldine, The New York Times, « The Hard Struggle to Make and Market Black Films », 11.11.96, p. D10
10 Muhammad, Tariq K., Black Entreprise, « Film Noir », décembre 1997, p. 90

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À propos de l'auteure de cet article:  Anne Crémieux est maîtresse de conférences à l'université Paris-Ouest Nanterre où elle a obtenu son doctorat dans le domaine des études anglo-américaines.  Elle a publié Les cinéastes noirs américains et le rêve hollywoodien (L'Harmattan, 2004) (qui fait partie de notre top 20: http://www.megadiversite.com/livres/153-le-top-20-des-livres-pour-lete-2013.html), Cinémaction n°146 : Les minorités dans le cinéma américain (Le Cerf, 2012). Elle a co-dirigé Histoire des Images en Amérique du Nord (Hazan, 2013), Understanding Blackness through Performance (Palgrave, 2013) et le n°96 d'Africultures: Homosexualités en Afrique (Paris:  L'Harmattan, 2013). Elle a réalisé plusieurs courts-métrages et documentaires.  Elle écrit pour www.africultures.com depuis 1997.  L'article ci-dessus a d'ailleurs été diffusé sur ce site.  Vous pouvez la rejoindre à This e-mail address is being protected from spambots. You need JavaScript enabled to view it .