Accueil Musique et DVD Les Blancs dans les films noirs : le tabou des relations interraciales Partie II
Les Blancs dans les films noirs : le tabou des relations interraciales Partie II PDF Print E-mail
Written by DR Anne Crémieux PH.D. Une courtoisie © Editions l’Harmattan www.editions-harmattan.fr   
Saturday, 09 July 2016 12:34

Jungle Fever se déroule à Brooklyn, le faubourg de New York. La caméra observe les conséquences de la mise à jour de cette relation dont la nouvelle se répand dans le quartier comme une traînée de poudre. En revanche, One False Move a pour cadre Star City, petite ville de l’Arkansas. L’affaire y est secrète. Le shérif blanc a couché avec une jeune fille noire, Leila, dont il s’est épris et à qui il a fait un enfant qu’il n’a pas reconnu. Le secret n’est pas dévoilé au spectateur avant le dénouement du film. Leila accuse le shérif de l’avoir trouvée assez blanche pour coucher avec elle et assez noire pour ensuite l’abandonner. Un deuxième secret accompagne le premier : le père de Leila était également blanc et il n’a pas reconnu ses enfants, car comme le shérif, il était déjà marié. One False Move montre donc que les relations sexuelles interraciales se pratiquent de génération en génération, en toute illégitimité.

Dans Devil in a Blue Dress, le rapport à l’histoire est direct puisque l’intrigue se déroule vers la fin des années cinquante. Lorsque Todd Carter rompt sa relation avec Daphne Monet malgré la garantie qu’elle lui offre que leur secret ne sera pas dévoilé, Easy Rawlins commente:

Bien que nous ayons fait la guerre pour le monde libre, la séparation des races en Amérique fonctionnait dans les deux sens, et même un riche homme blanc comme Todd Carter avait peur de s’y opposer. 

Devil in a Blue Dress atteste que la mixité des couples a une histoire et n’est pas un problème spécifique à la société moderne.

Le racisme est la vraie force de la société ségrégatrice. L’intervention de la police alors qu’il embrasse Angela dans la rue amène Flipper à renoncer à une situation trop dangereuse. Angela ne sait pas ce que c’est que d’être noir aux États-Unis et le met en danger en criant haut et fort qu’ils sont amants. Flipper comprend qu’ils ne sont pas capables de faire face au racisme quotidien. Devil in a Blue Dress et One False Move soulèvent également le problème de l’intervention de la police contre les couples interraciaux. Dans One False Move, Ray et Leila se font repérer par un policier. Leur acolyte, qui regarde leur relation d’un mauvais œil, affirme que c’est parce qu’ils sont de races différentes. De même, dans Devil in a Blue Dress, Eazy Rawlins s’attend à mourir lorsqu’il doit révéler à la police qu’il a rejoint Daphne Monet dans son hôtel en pleine nuit.

Les films afro-américains qui abordent la question des relations interraciales mettent toujours l’accent sur les immenses difficultés sociales auxquelles sont confrontés les amants. Dans Jungle Fever, Flipper Purify et Angela Tucci sont rejetés par leurs familles. Angela est violemment battue par son père. Une intrigue secondaire lie Paulie, l’ex-ami d’Angela, et une jeune femme noire du quartier. Paulie se fait tabasser par ses « amis » alors qu’il se rend chez elle. Jungle Fever insiste sur le gouffre qui sépare la communauté italo-américaine de Bensonhurst de la communauté afro-américaine de Harlem et sur l’impossibilité de trouver un terrain de rencontre. Spike Lee marque toujours les espaces d’une icône culturelle, un drapeau italien ou une enseigne « gelati » lorsqu’on est à Bensonhurst, un poteau de basket ou un graffiti politique à Harlem, la géographie des lieux traduisant la démarcation, la « color line » que l’on ne peut franchir sans subir le racisme de la société américaine.

Ezekiel Rawlins, pourtant particulièrement courageux sur son terrain, est toujours aux aguets lorsqu’il sort de Watts. Une simple conversation avec une jeune fille blanche manque de tourner à la catastrophe. Devil in a Blue Dress démontre l’impossibilité pour Noirs et Blancs de vivre ensemble, en ne les faisant que très rarement se rencontrer : détective, tueur à gages, avocat ou homme politique, chacun se met en danger de mort lorsqu’il tente, volontairement ou non, de franchir cette ligne entre les races, même lorsque cette dernière est invisible : Daphne Monet est considérée noire de race, mais elle est blanche de peau.

Carl Franklin reprend donc le thème de la « tragic mulatto » qui, appartenant aux deux communautés, n’appartient finalement à aucune. Deux écueils du genre sont cependant évités : Daphne Monet ne meurt pas à la fin du film et son ethnicité constitue le mystère à élucider au lieu d’être établie au départ pour susciter à chaque instant la compassion du spectateur. Autre dérogation à la règle, la femme métisse n’est pas jouée par une actrice blanche, mais par Jennifer Beals qui est métisse1. Dans Devil in a Blue Dress comme dans One False Move, les relations interraciales constituent la trame de fond, l’énigme enfouie dans le passé dont le dénouement dévoile le mystère central. Dans la tradition du « film noir », c’est toute la société, et non l’individu, qui est malade.

Dans ces cinq films, la relation interraciale est associée à un sentiment de gâchis et de futilité. Une fois enceinte, Leila (One False Move) s’enfuit de chez elle, se drogue et rejoint des malfaiteurs. Daphne (Devil in a Blue Dress) risque sa vie pour rien. La femme délaissée de Waiting to Exhale regrette d’avoir donné à son mari adultère les meilleures années de sa vie. Dans Mo’ Better Blues, Giancarlo Esposito renonce à tout respect de lui-même pour une femme qui n’en vaut pas la peine. Flipper Purify rompt avec Angela (Jungle Fever) car « le jeu n’en vaut pas la chandelle. » Ted Carter rompt avec Daphne Monet quand il comprend qu’il risque sa fortune. Les personnages ne font que raisonner froidement en fonction du racisme que la société leur impose. C’est à tête reposée qu’ils choisissent de s’éloigner ; c’est par manque de bon sens (Mo’ Better Blues), par passion (Devil in a Blue Dress), par curiosité (Jungle Fever), par ambition (Waiting to Exhale) ou par irresponsabilité (One False Move) que le tabou est transgressé.

Comme le démontrent les statistiques de mariages interraciaux, si le tabou des relations sexuelles entre les races s’atténue, le nombre de couples mixtes reste très faible. D’après un sondage publié dans Newsweek, le nombre de mariages entre Noirs et Blancs rapporté au nombre total de mariages s’élevait à 0,4% en 1990 et 0,6% en 1998. À titre de comparaison, le chiffre pour la France en 1998 est de 2,4%2. La réticence n’est pas forcément plus forte parmi les Blancs que les Noirs, comme le suggérait pour la première fois Devine qui vient dîner. Dans le film de Stanley Kramer (1967), la famille de Sidney Poitier réagit beaucoup plus mal à l’annonce de son mariage que la famille de Kathryn Houghton, même si le clivage se déplace pour se situer de façon quelque peu caricaturale entre les femmes, favorables à ce mariage d’amour, et les hommes qui s’inquiètent des difficultés que les époux vont rencontrer.

L’analyse des réalisateurs noirs est beaucoup plus ancrée dans la réalité – et donc peut-être plus pessimiste – que celle des réalisateurs blancs. Dans Jungle Fever, Flipper explique à Angela qu’il souhaite mettre fin à leur relation :

Je laisse tomber, ça n’en vaut pas la peine. Je ne t’aime pas, et je doute fortement que tu ne m’aies jamais aimé. (…) « L’amour est plus fort que tout », c’est bon pour les films de Walt Disney. J’ai toujours détesté les Disney. 

Quand on sait les rapports de Spike Lee avec les studios Disney qu’il a traités de « plantation », on comprend que le cinéaste noir ironise sur l’optimisme des films blancs.

Save the Last Dance est cependant un film afro-américain qui offre une touche optimiste. Comme dans Zebrahead, les personnages sont jeunes et surmontent les difficultés qui dans Save the Last Dance sont présentées du point de vue de Derek et de sa sœur autant que de celui de Sara (Zebrahead privilégie le point de vue de Zack plutôt que celui de Nikki). Le fait que les personnages soient des adolescents est à la fois un signe d’espoir pour l’avenir et l’aveu d’une certaine naïveté par rapport au racisme des adultes.

Le film urbain des années quatre-vingt-dix n’a pas disparu, mais il connaît néanmoins une retombée que l’on peut sans doute attribuer à un sentiment de lassitude et à un glissement vers la comédie urbaine dont Ice Cube, en tant qu’acteur et parfois réalisateur, est devenu le représentant. La série des Friday (1995, 2000, 2002) et des Barbershop (2002, 2004 – annoncé) mettent en scène des héros du ghetto, éventuellement transposés dans les banlieues riches (Next Friday) le temps d’un film. En 1998, le petit film de Ice Cube, The Players Club, rapporte plus de 25 millions de dollars grâce à la présence tout au long du film de femmes à demi nues, à l’extrême violence de certaines scènes ainsi qu’à un humour scatologique généreusement dosé. Ces films n’ont ni les mêmes prétentions, ni le même impact politique que leurs prédécesseurs et on peut dire que le film urbain tel qu’il a existé au début des années quatre-vingt-dix a largement disparu. Ceux qui continuent à vouloir traiter du sujet, par exemple John Singleton avec Baby Boy (2000) qui reprend bien des thèmes de Boyz 'N The Hood, ne remportent pas grand succès. Comme si John Singleton s’était désormais trop éloigné des quartiers de son enfance pour pouvoir en parler autrement que comme un observateur sociologue, Baby Boy ne donne jamais aux personnages principaux le profond respect que l’on ressentait pour Tre, son père ou ses amis. Le film de ghetto du début des années quatre-vingt-dix constitue comme une mode dont on s’est lassé et qui pourra sans doute revenir quand la réalité culturelle aura suffisamment changé pour que la même réalité économique et politique puisse être décrite et dénoncée sous un nouveau jour, par une nouvelle génération de cinéastes. La deuxième partie des années quatre-vingt-dix, qui verra une évolution du genre, sera également celle de la découverte de l’importance du public noir féminin, alors même que les comédies à tendance fortement misogyne deviennent sans conteste le sous-genre le plus rentable du cinéma afro-américain.

Cet extrait est tiré du livre Les Cinéastes noirs américains et le rêve hollywoodien, 2004 p. 116-119, Chapitre 5, des Éditions L’Harmattan http://www.editions-harmattan.fr/index.asp

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À propos de l'auteure de cet article:  Anne Crémieux est maîtresse de conférences à l'université Paris-Ouest Nanterre où elle a obtenu son doctorat dans le domaine des études anglo-américaines.  Elle a publié Les cinéastes noirs américains et le rêve hollywoodien (L'Harmattan, 2004) (qui fait partie de notre top 20:  http://www.megadiversite.com/livres/153-le-top-20-des-livres-pour-lete-2013.htmlCinémaction n°146 : Les minorités dans le cinéma américain (Le Cerf, 2012). Elle a co-dirigé Histoire des Images en Amérique du Nord (Hazan, 2013), Understanding Blackness through Performance (Palgrave, 2013) et le n°96 d'Africultures:  Homosexualités en Afrique (Paris:  L'Harmattan, 2013). Elle a réalisé plusieurs courts-métrages et documentaires.  Elle écrit pour www.africultures.com depuis 1997.  L'article ci-dessus a d'ailleurs été diffusé sur ce site.  Vous pouvez la rejoindre à  This e-mail address is being protected from spambots. You need JavaScript enabled to view it .